Leibniz ou Voltaire ?

1600x900_jephtha_6_0

La soprano esquisse un mouvement vers les coulisses. On voit, côté jardin, à demi cachée par le rideau de scène, une main qui s’avance, semble hésiter, puis se dérobe. Non, Claus Guth – le metteur en scène – ne viendra pas saluer. Il a été copieusement hué lors de la première de Jephta, à l’Opéra Garnier, il y a tout juste une semaine. Il a trop peur d’affronter aujourd’hui le même accueil.

Il a raison. Moi, en tout cas, je l’aurais sifflé.

Et pourtant la critique, elle, l’applaudit.

« Une étrange et convaincante symbiose entre un réalisme à la limite du décorum naïf (les herbes géantes, les fleurs, le lit d’hôpital psychiatrique) et un symbolisme nourri d’abstraction joueuse », juge Marie-Aude Roux dans Le Monde.

« Une vision intelligente », affirme Philippe Venturini, dans Les Echos. « Quelques longueurs, mais des images splendides », nuance Sophie Bourdais dans Telerama.

Ni « convaincante », ni « intelligente », ni « splendide » : une mise en scène lourde, insistante, banale, à la limite de la simple bêtise.

Mais pourquoi, justement, vouloir mettre EN SCENE un oratorio au livret insipide qui n’a jamais été écrit que pour le temple … ou pour le concert ? Pas pour l’opéra.

J’applaudis sans réserve William Christie, ses Arts florissants, son chœur, ses chanteurs. Mais je hurle d’indignation devant le spectacle que nous impose Claus Guth.

hqdefault

Tout part d’une idée absurde. Le librettiste – le révérend Thomas Morell – croit, comme le Pangloss de Voltaire, que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». « It must be so » (cela doit être ainsi) affirme-t-il dès le premier vers. Ou mieux encore : « Whatever is, is right » (Tout ce qui est, est juste). En ce siècle des Lumières, quelque chose comme la voix des Jésuites, tant haïe des Philosophes

Claus Guth, lui, serait plutôt voltairien. L’optimisme métaphysique, très peu pour lui. Il veut donc montrer par l’image son désaccord total avec le librettiste. Un peu comme s’il voulait faire chanter Leibniz sur un air de Voltaire !

Les lettres du premier vers lui fournissent une sorte de scrabble géant : les chanteurs tournicotent autour du I, s’enroulent dans les volutes du B, jouent à cache-cache derrière les torsades du S … La phrase-clé se décompose et se recompose, pour en bien démasquer la dérision. SO, SO, SO …

Morell veut-il exalter la vertu d’obéissance aux décrets du Dieu omniscient : Jephta obéit à l’ordre divin de sacrifier sa fille Iphis, mais crache vers le ciel pour dire sa colère ; les choristes chantent la merveilleuse exaltation que leur inspire la soumission à la Loi du Créateur, mais Claus Guth leur fait tendre le poing, comme pour démentir leurs propres paroles.

On en arrive à se demander si la naïveté des images ne traduit pas,volontairement ou inconsciemment, le secret dessein de ridiculiser la rhétorique mystico-guerrière du livret.

Qui peut croire à ces marguerites géantes pour évoquer la fraîcheur de l’amour d’Iphis pour Hamor ? Qui peut franchement supposer que la pantomime du combat au sabre, avec les cadavres qui se relèvent à la fin du match, comme dans une parodie de catch, relève d’une mimesis sérieuse de la guerre contre les Amalécites ? Ou que le metteur en scène ne se moque pas de lui-même lorsqu’il fait tomber des cintres une nuée d’aigles en carton-pâte, au moment où Storgé, la femme de Jephta, chante son âme déchirée comme celle d’une colombe ensanglantée ?

Comment voulez-vous que les interprètes définissent leur rôle dans un tel mélimélo d’intentions contradictoires ?

Il n’y en a que deux (trois, à la rigueur) qui relèvent le défi : le ténor anglais Ian Bostridge impose, dans le rôle de Jephta, – avec sa voix à la fois fragile et puissante, chuchotante et hurlante – un personnage d’ascète longiligne, sans cesse cassé en deux, courbé, renversé, tiraillé d’impulsions qui s’affrontent et le détruisent.

tumblr_oh23rrPUA81vzlrpyo1_500

Tim Mead incarne à merveille, avec sa carrure et son visage de jeune homme d’aujourd’hui, la protestation tragique de Hamor, le fiancé d’Iphis – celui qui refuse de croire à l’implacable nécessité d’obéir.

Avec un peu d’indulgence, on pourrait encore accorder une sorte d’accessit au baryton Philip Sly, qui joue le rôle de Zebul, le demi-frère de Jephta : très à l’aise dans sa dégaine de gentleman sorti d’un club de Mayfair (mais pourquoi ce décalage d’époque, de costume, de ton, de gestuelle ? Que vient faire Brummel dans cette tragédie biblique ?)

La catastrophe commence avec les femmes.

Katherine Watson – Iphis, la fille sacrifiée, la version hébraïque d’Iphigénie – enchante nos oreilles et désespère nos yeux. « Troublante de grâce et de résignation », écrit sans rire le critique des Echos. Gênante de maladresse, de balourdise, d’analphabétisme scénique : on se pince en la voyant tenter de danser en faisant tournoyer sa jupe blanche de première communiante, avec des mimiques de midinette, ou tendre – pour la dixième fois – ses bras vers le ciel …

La contralto Marie-Nicole Lemieux est l’immense déception de cette soirée. Nous l’avions follement acclamée, l’an dernier, dans la Rodelinda de Haendel au théâtre des Champs Elysées. Mais en version concert ! Ici, sur la scène de l’Opéra, sa voix chante admirablement le désespoir de Storgé, la mère d’Iphis. Mais son visage et son corps ne disent rien.

image

Cher Stéphane Lissner, dans cet Opéra que vous dirigez, vous nous avez gratifié, entre beaucoup de catastrophes, de quelques miraculeuses surprises : la reprise de La Clémence de Titus mise en scène par Willy Decker, le Barbe bleue de Bartok et La Voix humaine de Poulenc rajeunis par Warlikowski …

De grâce, ne cédez pas à la folie interprétative des metteurs en scène prolifiques ! Epargnez-nous les Claus Guth ! Laissez William Christie diriger Jephta en concert !