Bob et Katie

Comment porter sur la scène ou à l’écran un texte magnifique que son auteur, Marguerite Duras, s’est acharnée sans succès pendant des années à adapter pour le cinéma ou le théâtre ?

La Maladie de la mort, quinze pages fulgurantes, déchirantes, énigmatiques , – « une mélodie à la fois hivernale et incandescente », écrivait un critique de l’époque (1982) – un huis clos à deux personnages sans nom ni prénom, un homme et une femme : LUI loue – contre paiement – sa présence à ELLE, la nuit, pendant plusieurs semaines, juste pour « dormir sur sa peau, dormir sur son sexe », « essayer, pleurer là, à cet endroit du monde ».

Ce n’est pas une prostituée. Rien ne nous est dit de ses raisons d’accepter.

L’homme, lui, veut « essayer d’aimer ».

Il ne peut pas. Il ne pourra jamais. Il souffre, lui dit-elle, de « la maladie de la mort ».

Il lui fait l’amour. Il rêve de la tuer.

« Vous demandez comment le sentiment d’aimer pourrait survenir. Elle vous répond : Peut-être d’une faille soudain dans la logique de l’univers. Elle dit : Par exemple, d’une erreur. Elle dit : Jamais d’un vouloir. Vous demandez : Le sentiment d’aimer pourrait-il survenir d’autres choses encore ? Vous la suppliez de dire. Elle dit : De tout, d’un vol d’un oiseau de nuit, d’un sommeil, d’un rêve de sommeil, de l’approche de la mort, d’un mot, d’un crime, de soi, de soi-même, soudain, sans savoir comment. »

Il lui touche les mains, les yeux, les seins, le sexe. Il se heurte à l‘inatteignable étrangeté du corps de l’autre. Il ne sait rien. Il ne saura jamais rien.

« Un jour, elle n’est plus là. Vous vous réveillez et elle n’est plus là. »

Il reprend son errance dans les bars. Il tente de raconter l’histoire.

Il éprouve « l’admirable impossibilité de la rejoindre à travers la différence qui [les] sépare. »

Il ne cherche plus.

« Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en le perdant avant qu’il soit advenu. »

 

Marguerite Duras ne cesse de corriger, de raturer, de réécrire son texte. Elle en retranche tout ce qui constitue le « secret » (pourtant cent fois dévoilé, y compris par elle-même) de sa propre vie amoureuse : sa vie avec Yann Andréa, un homosexuel.

Beaucoup, à la sortie du livre, y ont vu un « règlement de comptes ». Un réquisitoire contre l’homosexualité masculine. Une telle lecture – trente-six ans plus tard – n’a évidemment plus aucun sens.

 

 

Comment lire ces quinze pages ? comment les représenter ? Comment les jouer ?

Deux metteurs en scène s’y sont essayés : Bob Wilson à la Maison de la culture 93 de Bobigny en 1997, Katie Mitchell aujourd’hui aux Bouffes du Nord. Le premier, l’Américain, a choisi la magie, l’abstraction, la métaphysique. La seconde, la Britannique, opte pour le réalisme.

J’ai vu les deux mises en scène.

 

Aux Bouffes du Nord, on est d’abord assailli par une sorte de grand encombrement. Avant même que les lumières s’éteignent, une demi douzaine d’hommes et de femmes en noir s’agitent en tout sens avec ce qui ressemble à des caméras, des micros, des perches. La scène est coupée en deux parties, séparées par une cloison : à droite, une chambre à coucher avec un lit ; à gauche, un couloir, prolongé par une cabine fortement éclairée où une femme se tient debout. Au dessus de ce plateau de cinéma, un immense écran, encore vide.

index

L’écran s’anime. Toute la représentation se condense en un film où la comédienne franco-suisse Laetitia Dosch et le Gallois Dick Fletcher jouent  La Maladie de la mort , « librement adapté d’après le texte de Marguerite Duras. ».

 

664549_91200px-JFrantz

Dans le même temps, les deux acteurs sont présents sur le plateau, – souvent nus. On les devine à peine, ils disent parfois quelques mots.

La femme dans la cabine, Irène Jacob, lit le texte de Duras. Superbement.

Irene+Jacob+62nd+Locarno+International+Film+QYM7meUUxCEl

Alice Birch, l’adaptatrice – une comédienne et scénariste anglaise – invente toute une vie, toute une personnalité, à la figure – toujours anonyme – de la femme (ELLE chez Duras).

Elle se souvient de son enfance : petite fille en extase devant son père. Elle téléphone sur son portable : « à tout à l’heure, chéri ». S’adresse-t-elle à un amoureux ? Au fils que le scénario lui fabrique ? Elle fait des rencontres dans l’ascenseur de l’immeuble. Elle change de chaussures avant d’entrer dans l’appartement. Elle suce un bonbon. Elle s’asperge de déodorant.

Quand elle sort, elle se promène sur la plage. Avec son fils, bien sûr.

L’actrice se déshabille. Elle est extrêmement maigre. On lui voit les os.

 

PHOTO_LaMaladieDeLaMort_©DuaneMichals_005_spectacle-655x367-color

L’acteur est moins crédible. Il articule mal. Il parle avec un fond d’accent. On a du mal à comprendre ses paroles.

On a surtout du mal à donner du sens à toute cette bimbeloterie. Pourquoi cette agitation de figurants muets ? Pourquoi ce dédoublement de la représentation – le film sur l’écran et les comédiens sur la scène ? Pourquoi sortir du huis clos de la chambre ?

« Distanciation », me dit Michèle, me dit Hervé, l’ami qui nous accompagne au théâtre.

Je croyais ce mot (ce concept) un peu désuet depuis les temps glorieux du brechtisme triomphant. A supposer qu’on y adhère encore, peut-être existe-t-il des stratégies plus subtiles pour s’inspirer de l’enseignement du Maître …

Pourquoi surtout inventer toute une histoire autour de la femme ? Dans le théâtre de Duras, il y a les personnages fortement dessinés, structurés, nommés : Aurelia Steiner, Agatha, Vera Baxter, Lol V.Stein, tant d’autres … Et puis il y a les anonymes : HOMME, FEMME 1, FEMME 2 … JEUNE FILLE, LE FILS, LA MERE … Ou même A, B … Pourquoi sortir de ce système qui est constitutif de l’œuvre ?

J’ai eu un moment la tentation d’intituler ce billet « le déodorant de Duras ».

 

Bob Wilson, que j’ai autrefois tant vénéré et dont je me suis peu à peu dépris, à mesure qu’il érigeait son style – le ralentissement exacerbé de sa cinétique, la précision chirurgicale de ses lumières – en système répétitif, jouissait encore, en 1997, de tout l’éclat de son génie.

 

564016-wilson_web

Je crois qu’il n’avait rien compris à Duras. Ou que, mieux encore, il en prenait consciemment le contre-pied.

Mais cela n’avait aucune importance. Il imposait son univers. Un cérémonial. Un rite.

 

Je ne prends jamais de notes. Je n’ai jamais compris les arcanes de la photographie. Je ne compte que sur ma mémoire. Ce qui, à mon âge, relève peut-être du défi ou du paradoxe.

Je ne me souviens donc que de mon éblouissement. J’étais assis en haut du parterre. Je voyais la scène en contrebas, un peu sur ma gauche. J’essayais de faire le lien entre le texte, que je connaissais très bien, et ce qui se jouait là, ce qui se disait, ce qui s’exprimait à travers les gestes, les corps. Je n’y parvenais guère et je m’en moquais.

Je triche un peu aujourd’hui avec les souvenirs. Je fais appel à internet.

« En fond de scène, écrit L’Express, un long rectangle rayé de lignes obliques détermine l’espace et la lumière. Sur le sol noir, un écran éblouissant figure le lit, le ring, l’espace immatériel où se nouent les enjeux. Une question de vie ou de mort, en somme ».

 

medias_file_w355_FAP_1997_TH_01_DIA_600maladie-de-la-mort-615

a1ib000000AIB18AAH

 

Wilson méprise totalement la médiocrité du réel : pas question d’une « vraie » chambre, d’une « vraie » porte, d’un faussement « vrai » rapport sexuel. Tout n’est plus que signe. Ombre et lumière.

 

LUI, c’était Michel Piccoli, « massif dans un long manteau noir aux allures de soutane, le teint rose, vivant, bon vivant apparemment. » Pas du tout nu, bien sûr. Riant, poussant de petits cris, jappant comme un chiot, clignant des yeux …

L’anti-Duras. La bonne santé de la vie.

ELLE, c’était la chorégraphe et danseuse Lucinda Childs : « Statue de sel enveloppée de satin blanc, sirène courtisant la mer qui s’étend à deux pas de la chambre envahie par le cri des mouettes. »

« Grimée en spectre aux gestes lents de faucheuse, Lucinda Childs glisse sous les yeux de Piccoli, si charnel, si vivant, si peu atteint par la maladie annoncée. Au tomber de rideau, elle s’efface, fantomatique. Lui est hilare. Délivré, peut-être ».

 

Entre deux façons de trahir Duras, je choisis la plus magique, la moins logique, la plus théâtrale.