Pierre Herbart : un anti-Malraux ou un T.E.Lawrence à la française

           

         

      

            “Je suis saoûl de vertu jusqu’à la nausée.”

            Non, ce n’est pas de la France d’aujourd’hui qu’il s’agit, mais de l’URSS des années trente.

N’empêche. Une telle phrase, écrite en 1937, me donne d’emblée l’envie de découvrir cet écrivain quelque peu maudit, en qui se dissimule peut-être un frère : Pierre Herbart (1903-1974).

            Un frère ? Oui, quelques points communs : une famille “bourgeoise” (les guillemets d’incertitude sont pour moi, non pour lui), – source de maladive mauvaise conscience ; un passage au parti communiste soldé par une rupture brutale. 

            Et d’évidentes différences : je n’ai jamais eu le goût des “garçons” (mais il en parle avec tant de subtilité, de lucidité, de tendresse, que j’y retrouve toute la saveur lointaine de mes histoires de “filles”) ; je m’incline devant ses engagements poussés jusquà l’ultime : le départ pour l’URSS, la guerre d’Espagne, la Résistance. Je me suis toujours contenté de faire des phrases.

            Son grand-père a fondé les Chantiers navals de Dunkerque, préside la Chambre de commerce, siège au Conseil d’administration des Chemins de fer du Nord. Mais est-il vraiment son grand-père ? (Jean-Luc Moreau, “Pierre Herbart, l’orgueil du dépouillement”, Grasset, 2014).

            Le “père”, jamais doté d’un prénom, a refusé de prendre sa place dans une dynastie aussi imposante. Il s’est enfui quand le petit Pierre (rebaptisé Guillaume dans les “Souvenirs imaginaires” – Gallimard, 1968) n’avait que cinq ans. Il est devenu clochard. Après quelques années d’errance, la police a retrouvé son cadavre dans un fossé. La figure de ce hors-la-loi hantera toute sa vie l’écrivain Herbart.

            C’est son demi-frère, Louis, l’opiomane, qui lui révèlera, au seuil de l’adolescence, le secret de famille : la mère – la très belle Eugénie-Marguerite – avait un amant, le “Viking”, qui, jusqu’à sa mort, s’occupera du fils adultérin. Le “père”, à peine célébrées les noces, n’a sans doute pas supporté l’affront.

Luca Longhi (1507-1580): La dame à la licorne

            De livre en livre, le thème du secret obsède Pierre Herbart. Dans le plus beau de ses romans, “La Licorne” (Gallimard, 1964), le mystérieux “oncle Jules” occupe une chambre au premier étage, d’où il ne sort jamais et où nul n’a le droit de pénétrer, sauf Madame Pons, la vieille gouvernante. “Défunte Madame”, la mère de Juliette, a tout fait pour empêcher son mariage avec Martial, parce que, disait-elle, elle a trop bien connu le père du jeune homme. Est-ce donc un inceste ? 

            Nul ici n’est à sa place. Chacun, chaque soir, au gré de ses caprices, choisit son lit dans l’immense maison. Ni Madame Pons ni Martial ne savent jamais, chaque matin, où retrouver Denis et Luc, les deux adolescents que viendra bientôt rejoindre Bruno, pour le temps des vacances.

Nul ne sait plus quel lien du sang l’unit aux autres; 

“Juliette, ce n’est pas ma soeur, c’est ma cousine, dit Denis. 

– Comment ça, ta cousine?

– Puisqu’elle est mariée à mon cousin,

– C’est la femme de mon beau-frère, ajoute Luc.”

            Il faut dire que Pierre Herbart, déjà marqué par la malédiction de ses deux “pères”, a peut-être quelque mal à se situer clairement dans ses familles d’adoption.

            Débarqué à Paris aux approches de ses vingt ans, il fait très vite la connaissance de Cocteau, à qui il a écrit son admiration et qui devient son premier “parrain” en littérature (et sans doute dans la vie). L’un et l’autre subissent en même temps les souffrances d’une désintoxication à l’opium, ce qui donne lieu à une correspondance où ils échangent leurs confidences.

Cocteau : mais que fume-t-il ?

            La scène finale se déroule en juillet 1929 à La Colline, la propriété de Coco Chanel à Roquebrune. Cocteau s’y trouve déjà avec son amant, Jean Desbordes, au bord de la rupture ; contraint de rentrer à Paris pour corriger les épreuves des “Enfants terribles”, il “confie Jean” à Herbart – “ce qui allait nous précipiter dans les pires folies” raconte ce dernier dans ses “Histoires confidentielles” (Grasset, 1970).

            “Un matin, je flânais sur la terrasse quand j’entendis un bruit de pas derrière moi. Je reconnus, d’après ses photographies, André Gide, qui croyait trouver là Jean Cocteau.”

Ainsi s’ouvre pour lui sa deuxième famille d’adoption.

Pierre Herbart jouant aux échecs avec André Gide

            Et quelle famille ! Gide, comme chacun sait, a épousé sa cousine Madeleine, qui mourra vierge quarante-trois ans plus tard. Il entretient une longue amitié avec la “Petite dame”, Maria Van Rysselberghe (elle-même attirée par Lesbos), dont la fille, Elisabeth, rêve d’avoir un enfant hors mariage. Gide jette la jeune femme dans le lit de son amant, le cinéaste Marc Allégret, avec qui il partage l’appartement de la rue Vaneau. Échec total.

            Un matin de juillet, Gide lui-même se décide, au bord de la mer, à prendre le relais. Réussite immédiate : une fille, Catherine, va naître, que l’écrivain reconnaîtra, après la mort de sa femme.

Le 15 septembre 1931, Pierre Herbart (vingt-huit ans) épouse Elisabeth, qui a treize années de plus que lui. On peut imaginer que Gide a tiré les ficelles de ces noces inattendues. Les deux nouveaux époux ont pourtant échangé, depuis des mois, une correspondance amoureuse, qui ne laisse guère de doutes sur leurs sentiments. 

            Assez curieusement, dans les six livres d’Herbart que j’ai lus (sur une douzaine), pas une seule ligne ne semble consacrée à Elisabeth, sauf dans “En URSS”, où elle apparaît brièvement sous la forme d’une simple initiale : “E”, et rien de plus.

            Je passe, par esprit de charité, sur le troisième “père d’adoption”, Roger Martin du Gard : le souvenir des “Thibault”, dont mes parents ont abreuvé mon adolescence, me laisse encore, soixante-dix ans plus tard, un arrière-goût de soupe amère. 

            Elisabeth supporte les amants innombrables. Elle ne pardonne pas la liaison passionnée avec une femme, Charlotte Aillaud, – la soeur de Juliette Greco. Elle demande et obtient le divorce en 1968. Pierre Herbart, lui, se satisfait de mettre à distance l’hostilité que lui témoignait Catherine Gide, sa belle-fille.

            “Familles, je vous hais !”. ils eussent tous dû relire les “Nourritures terrestres” !

            “L’âge d’or” (Gallimard, 1953) semble tout entier voué à l’amour des garçons. S’étonnera-t-on que je m’y délecte d’un portrait de femme ?

            Lucienne, “mannequin chez Patou” (ce qui me rappelle quelques souvenirs personnels…), rencontrée un soir au “Boeuf sur le toit”, un bar de la rue Boissy d’Anglas où se retrouvait toute l’avant-garde artistique, littéraire ou mondaine : “Il y avait dans sa beauté quelque chose de meurtri. Le regard calme de ses yeux gris se posait distraitement sur les choses, sur les êtres ; son sourire semblait venir de très loin et n’éclore sur ses lèvres  qu’avec  le consentement réfléchi de tout son être. Jamais femme ne fut plus dépourvue d’éfféterie. Rêveuse et placide, elle ne prêtait qu’une attention distraite aux remous que suscitait toujours sa présence.”

            Elle le loge. Elle l’habille. Elle l’emmène, le dimanche, dans une auberge des bords de Marne. Elle l’aime. Il s’ennuie. “Aujourd’hui encore je ne puis penser à elle sans estime. C’est un sentiment dont je ne suis pas prodigue.”

            Les femmes, il va les regarder sans désir au bordel du “Grand cinq”. 

“Pour moi, je ne consommai que de la bière.”

            A côté de cette tiédeur, quel enthousiasme, quel appétit, quelle folie pour les adolescents de rencontre !

            Dans un cabaret de mariniers, “où les garçons dansaient ensemble, se tenant aux épaules, la casquette sur l’oreille, avec cet imperceptible déhanchement qui était à la mode à cette époque et donnait tant de grâce à leurs pas”, Pétrole, dix-sept-ans, l’aborde : “Tu en fais une avec moi?”

Le voici donc embarqué sur la “Marie-Louise” (on se croirait dans une chanson de Damia, ou de Lucienne Boyer…). Une bagarre dans un bal. Ils sont l’un et l’autre blessés. Le goût du sang ravive leurs désirs. “A la fin, de colère,il me mordit cruellement et nous nous mêmes à lutter sur l’étroite couchette.”

Camille Pissaro, Péniches à Pontoise (1896)

            “La lèvre retroussée de Pétrole, la ligne si fraîche de sa mâchoire, ses yeux très légèrement obliques, toujours un peu clignés et dont l’iris bleu pervenche était marqué de deux petits points sombres, tout ce visage enfin, je ne pouvais le contempler sans un incompréhensible déchirement, un sentiment de paradis perdu. Etait-ce l’idée qu’il se flétrirait, ou que je le perdrais, que je cesserais de l’aimer ? Est-ce la brusque certitude que la beauté ne se possède pas, qu’aucune étreinte ne peut vous la livrer, qu’il faudrait la saisir autrement qu’en jouissant d’elle mais que les hommes ne disposent d’aucun autre moyen d’entreprendre sa conquête ? (…) L’histoire de mes rapports avec Pétrole est celle du triomphe de mon corps, de la quotidienne déroute de mon amour.”

            Il règne dans toutes ces amours comme une incertitude de l’être, une volonté désespérée de “se conserver une sorte de réalité confidentielle”. La mort est toujours là, qui les guette. 

            Quelque chose en Pierre Herbart évoque sans doute Lawrence d’Arabie : celui des “Sept piliers”, mais aussi et surtout celui de “The Mint” (que l’on a maladroitement traduit en “La Matrice”) : l’indétermination existentielle qui produit l’aventurier en sa tragédie secrète.

Il crache sa vérité dans un livre étonnant, “La ligne de force” (Gallimard-L’imaginiaire, 1958), où il met à nu toute la dérision de ses engagements supposés glorieux.

Il est l’anti-Malraux.

            Tout commence, de la même façon, dans ce que l’on appelait alors l’Indochine française. Il a vingt-huit ans, il n’a jamais fait d’études (aurait-il, comme Malraux, raté son bac ?), il a traîné un temps – pour le plaisir – dans les bouges d’Afrique du Nord (et dans l’entourage opiacé de Lyautey). Le voici qui rejoint à Saïgon la journaliste Andrée Viollis, envoyée spéciale du “Petit Parisien” sur les traces du ministre des Colonies Paul Reynaud. 

            La police ne le laisse même pas débarquer : arrêté pour des propos “séditieux” tenus sur le bateau. Libéré sur ordre du gouverneur, il n’a rien de plus pressé que de se précipiter dans une fumerie d’opium  -“une pour Chinois, pas pour coloniaux.” La meilleure clé pour comprendre le pays, explique-t-il à Viollis, c’est de relire “Crime et châtiment”.

            Anti-colonialiste forcené depuis son séjour en Afrique du Nord, mais sans illusions sur les luttes anti-coloniales (nous sommes en 1931…) : “En ce combat douteux, ils gagnent, c’est-à-dire qu’ils rejettent leurs maîtres étrangers, se choisissent, dans leurs propres rangs, d’autres maîtres – et changent d’esclavage. Mais ceci ne nous regarde plus. Ils ont atteint leur maturité nationale. Qu’ils se débrouillent !” Et, avec une lucidité assez terrifiante : “Juste de quoi rigoler plus tard en répétant : “Je vous l’avais bien dit !”

            Ce qui ne l’empêche pas de dresser un acte d’accusation redoutable : “un cadavre tous les cent mètres sur la route (…) Et s’il n’y avait eu que les morts ! Mais nous devions faire face aux cadavres vivants, les suppliants aux ventres ballonnés qui tendaient vers nous leurs mains en psalmodiant : “Trois grains de riz ! Donnez trois grains de riz!”

            Il se fait passer pour “un inspecteur en tournée”, visite et photographie un camp de prisonniers, donne l’ordre de libérer les plus jeunes, engueule les geôliers : “Vous aurez de mes nouvelles par M. l’Administrateur !”

            Il a juste le temps de s’enfuir en Chine. 

            A son retour en France, il prend tout aussitôt sa carte du parti communiste. Il inspire tellement confiance à ses nouveaux camarades qu’ils l’envoient à Moscou – récompense suprême – diriger l’édition française de la revue “Littérature internationale”.

Ici encore, pas d’illusion fanfaronne : “Autant le dire, le “militantisme” (c’est lui qui met les guillemets”) m’ennuyait horriblement.” Dès les premiers jours, il est pour le moins étonné de l’abîme entre la misère des ouvriers et le luxe dans lequel vivent les “élites”. Ah ! Le bal costumé dans la datcha des intellectuels, au sortir du train de banlieue où règnent “un silence exténué, un mutisme de détresse” !

Affiche de propagande soviŽtique reprŽsentant Staline devant la foule ˆ Moscou. Les manifestants brandissent les photos de Staline et LŽnine. 1949.

            Il se heurte aux censeurs – les glavlit – qui envoient au pilon toute une édition de la revue, parce que la couverture était jaune ! “La couleur de la social-démocratie, camarade ! Impossible !”  Il est convoqué au Komintern, dont dépendent tous les communistes étrangers ; il erre dans d’interminables couloirs, contraint de montrer ses papiers à chaque nouvel étage.

            Isaac Babel le met au courant de la première grande vague de la terreur stalinienne “Quittez ce pays le plus vite possible ! Et surtout ne laissez derrière vous aucun proche en otage !”

Il ne lui reste qu’à organiser jusqu’au bout la sinistre comédie du voyage de Gide en URSS.

            Dès 1937, alors qu’il avait encore sa carte du parti, Herbart avait publié son journal de voyage (“En URSS”, Gallimard), dont il me plaît de ne retenir que la métaphore du pou : “Chaque être ici a ses parasites qui sont ses bureaucrates et c’est par ses bureaucrates qu’on l’atteint. Comme si l’on s’adressait au pou pour savoir comment va le pouilleux. Il va mal, le pauvre, mais le pou est content.”

            La guerre d’Espagne détruit ses ultimes illusions : “Nous nous figurions que l’URSS aidait les républicains (…) A Barcelone, des amis anarchistes m’exposèrent leur situation. Traqués par la Guépéou, leurs camarades disparaissaient les uns après les autres. On retrouvait leurs cadavres au bord des routes, une balle dans la nuque…”

            “Vous vous êtes mis dans de beaux draps”, lui dit Malraux.

            – Pourquoi ? 

            – Etes-vous absolument sûr que Gide ne va pas publier cela pendant que vous êtes ici ?”

            “Cela” c’est “Retour de l’URSS”, le livre-réquisitoire de Gide (Gallimard 1936), dont Herbart vient de faire lire les épreuves à Malraux.

            Gide, malgré ses promesses, le publie sans tarder.

            Branle-bas de catastrophe à l’ambassade soviétique de Madrid, où Herbart a l’étrange idée de se réfugier. 

            Seule l’intervention d’André et de Clara Malraux lui permet miraculeusement d’échapper à ce piège.

            Ce Malraux pour qui, écrivait Herbart, “le sens de la grandeur, c’est peut-être de mourir pour une cause qui lui sert avant tout de prétexte à satisfaire son goût profond du tragique.”

Herbart, lui, se fiche de la grandeur. Il la méprise. Il la fuit. La tragédie, il la porte en lui : fils adultérin, faux rejeton d’un vagabond dont il porte le nom et qu’il élit pour père. C’est elle qui lui permet toujours de se mettre d’emblée à la hauteur de l’Histoire. Mais en porte-à-faux. En acteur-témoin dénonçant inlassablement la médiocrité de la pièce. 

            Il rentre à Paris. Il déchire sa carte du parti communiste.

            La Résistance lui fournit l’ultime épisode de ces combats de dupes, dont il ne cesse de remâcher l’amère saveur depuis qu’il en a découvert les délices en Indochine.

            Il n’y croit pas une seule seconde. “Des appels me parviennent, qui ne me concernent pas, puisqu’ils parlent de patrie, d’honneur national, et que les idées, fussent-elles nobles et justes, ne m’atteignent plus, désincarnées.”

            Rien qu’un enchaînement logique où les convictions, les sentiments n’ont aucune part : “Les garçons des Chantiers de jeunesse furent conviés à partir pour l’Allemagne. Il n’y avait plus qu’à les faire déserter.”

            “Un temps dérisoire et maudit (…) : “On attend, dans la brume d’une station de métro, quelqu’un qu’on ne connaît pas auquel on transmet un message qu’on ne comprend pas concernant des choses que l’on n’approuverait pas si elles vous étaient révélées, mais la quasi-certitude que le “message” ne sera suivi d’aucun commencement d’exécution dédouane votre conscience. En somme, on est – j’étais dans une gratuite enfin passible de la peine de mort.”

            Lafcadio, nous voilà ! Retour par “Les Caves du Vatican”. L’ombre de Gide, le “parrain”, rôde encore dans les parages.

            Le plus inattendu, c’est que la Résistance prend Lafcadio tout à fait au sérieux : Inspecteur général du Mouvement de libération nationale (MLN) pour la région Nord, puis Délégué général régional pour la Bretagne. Son nom de guerre : Le Vigan. Au point que certains l’affublent  même d’un  képi étoilé : “général Le Vigan”.

            D’autant plus réjouissant que c’est aussi le nom d’un comédien fâcheusement collaborateur, qui accompagne Céline, Lucette et le chat Bébert dans leurs aventures de Siegmaringen

            Herbart libère Rennes, dont il capture et emprisonne le préfet de Vichy. Il y accueille De Gaulle qui, à l’issue de leur unique rencontre, lui enseigne… comment couper les cigares. “Encore un ou deux cigares et ils m’enverront promener le chien.”

            “Résistance ? Connais pas “ lui dit le gouverneur de la place, fraîchement nommé. Et Herbart lui-même, évoquant son action clandestine avec des amis : “Des histoires de boy-scouts”.

            Toutes les portes devraient s’ouvrir devant lui : député ? Ministre ? Commissaire de la République dans quelque province ? Aucune décoration, aucune prébende.

            Il a fondé, dans la clandestinité, le journal “Défense de la France”, qui va devenir “France Soir”. Il s’en fait prestement subtiliser la direction. Il crée un hebdomadaire, “Terrre des hommes”, promis à une très brève existence.  Il publie quelques éditoriaux dans “Combat”. Sa lucidité le tue. Chaque journaliste, écrit-il, devrait se poser la même question : “quelle sera la forme de mon mensonge ?”

            T.E. Lawrence, disais-je.  Oui, le colonel de légende, frustré de toutes ses vaines promesses à ses compagnons d’aventure, et qui s’engage en 1922 dans la Royal Air Force comme soldat de deuxième classe, sous le nom de John Hume Ross.  Homosexuel, comme Herbart. Fasciné, comme lui, par les vertiges de la moto. Sauf qu’il connaîtra, lui, la grâce d’un accident mortel.

            Alors que Pierre Herbart mourra, à demi paralytique, à l’hôpital de Grasse et sera provisoirement inhumé dans la fosse commune, avant que ses amis ne fassent transférer sa dépouille dans une sépulture plus digne.

            Clochard, ou peu s’en faut, comme son « père ».

            “Je me suis trouvé, comme par hasard, et en grande compagnie, sur les lieux du crime, non tant pour le dénoncer, mais pour l’assumer peut-être, alors que j’étais innocent”, confesse Herbart en 1958, alors qu’il est déjà retiré de tout. 

            Qu’a-t- il raté ? A-t-il, à un moment, commis une faute ?  Oui, répond-il, je me suis “écarté de ma ligne de force (…), celle qui donne un sens à la vie (…) pour m’occuper de riens : la colonisation, le colonialisme, la guerre d’Espagne, la Résistance. Que sais-je ? (…) Je ne saurais trop conseiller aux autres de perdre moins de temps que moi.”

            Sa “ligne de force” ? Aimer, créer, saisir au vol tous les instants de grâce qu’offre une vie.

            Il s’est inventé un style.

            Style de vie vagabonde, aventureuse, passionnée, sensuelle, traversée d’éclairs, imprégnée d’art et de littérature.

            Style d’écriture : il se situe dans la lignée des grands portraitistes à la française ; ses portraits de femmes (Lucienne, Daphné, N la Russe – jamais dotée d’un prénom, pour ne pas la compromettre …) , ou d’adolescents  dévorés de caresses (Alain, Pétrole, Auguste, Marius, tant d’autres …) font revivre ses amours avec une vivacité, une rapidité d exécution délectables.

            Il sait (privilège rare) animer sans enflure une scène de tragédie, voire d’apocalypse : la mort d’Alain à l’hôpital, enchaîné sur son lit, baillonné, et qui tente en vain de hurler le nom de Pierre ; la famine en Indochine et le bagne des prisonniers politiques ; la déambulation sous les bombes dans les décombres de Madrid assiégée,  avec tous les parfums de la vraie vie qui remontent et qui permettent d’identifier chacune desz boutiques détruites …Ou la dernière nuit avec N, dans une chambre d’hôtel à Moscou, où il bâfre, se saoûle à mort pour ne pas crier, mais « même si cela ne doit durer qu’une heure, que cinq minutes, qu’une minute, « c’est le bonheur », me disais-je. »

            Son art suprême, c’est l’ellipse. L’essentiel, la racine des êtres et des choses, il nous les laisse un peu deviner, il nous en aguiche le désir, il ne nous les dit jamais. « « A quelques mois de là, écrit-il par exemple, je rencontrai un être avec lequel je devais passer les années les plus tourmentées de mon exitence. Je ne dirai rien de cette période. Cinq ans passèrent jusqu’au coup de pistolet qui me délivra à la fois de ma plus grande joie et de mon enfer. ». Ou encore : « De la Chine je ne dirai pas un mot. Je garde cette poire pour la soif. »

            Ne jamais trop dire pour garder le juste dire.

A l’ombre de Proust et de Colette

            Chacun se souvient sans doute, soixante-dix ans après sa sortie, de “La. Ronde”, le très beau film de Max Ophuls : les personnages, tous mus par le désir, glissaient de couple en couple, au rythme d’une valse viennoise,  – la prostituée abordait un jeune soldat, qui séduisait une femme de chambre, qui dépucelait un fils de famille, et ainsi de suite jusqu’à ce que la boucle se referme avec le comte qui s’encanaillait dans les bras de la prostituée.

            Quand j’ai abordé, il y a deux mois, le satanique Joris-Karl Huysmans, je ne me doutais pas qu’il m’entraînerait chez Jean Lorrain, le “fanfaron du vice”, le “prince de la fange” puis, par consanguinité de duellistes, dans les amours ou les déambulatios secrètes de Marcel Proust. 

            Et voici  que la même valse de Sodome ou de Gomorrhe m’embarque, une fois de plus, dans son élan irrésistible : chacun passe du lit de l’un (ou de l’une) à la chambre (ou au salon) de l’autre ….

            Qui donc pour tenir ici le rôle de la prostituée (jouée par Simone Signoret, au faîte de sa jeunesse et de sa beauté)  ?  Qui pour inaugurer le bal. ?

Liane de Pougy : « Beauté surnaturelle de cette femme »

            Une femme, qui pratique le même métier, mais dans les hautes sphères de la société- une “courtisane” (comme on disait à partir d’un certain capital accumulé-), une “horizontale”  (comme on les appelait plus méchamment quand on n’avait pas les moyens de se payer leurs faveurs). Er la plus fameuse, la plus riche, la plus éclatante, celle – tout justement – que Jean Lorrain avait songé d’épouser : Anne-Marie Chassaigne, dite Liane de Pougy,  née en 1869 d’un père officier de cavalerie, mariée à dix-sept ans à un enseigne de vaisseau, divorcée à dix-neuf,  danseuse de cabaret, “demi-mondaine”.. (Jean Chalon, « Liane de Pougy, Courtisane, princesse et sainte », Flammarion, 1994)

            “Beauté surnaturelle de cette femme, poésie céleste qui dérange ma sceptique quiétude”, note Reynaldo Hahn, le musicien amant de Proust. Liane réussit, pour une unique nuit, à le conquérir. « Tu es bien mon amant, mon véritable amant, mon premier amant, cher, cher joli petit amour de rêve », lui écrit-elle. Rien n’y fait. Il ne se laisse plus fléchir. Bien des années plus tard, elle le décrit, dans ses “Cahiers bleus”,  draguant les voyous et “les petits marins” dans les rues louches de Toulon (Liane de Pougy, “Mes cahiers bleus”, Paris, Plon, 1977)

            Comme dans tous les feuilletons populaires, la prostituée au grand cœur tombe follement amoureuse, mais…. c’est d’une femme et …. d’une milliardaire américaine, Natalie Clifford-Barney, née en 1876 dans l’Ohio, d’un père magnat des chemins de fer.

            Love at first glance. Natalie se présente, un jour de Mardi gras (en 1899), déguisée en page florentin. D’abord éconduite, elle devient en peu de jours la moongleam, le “rayon de lune” de la belle danseuse (Jean Chalon, Chère Natalie Barney,  Flammarion, 1976)

Natalie Clifford Barney : L’Amazone …

            Très vite commence une fascinante “correspondance amoureuse” entre ces deux êtres sans illusions, chacune parfaitement lucide sur la situation sociale de l’autre (Natalie Clifford-Barney, Liane de Pougy, Correspondance amoureuse,, Gallimard, 2019).  

            Elles citent longuement quelques uns des meilleurs poètes de leur temps, Mallarmé, Baudelaire, Verlaine, Shelley…             Elles savent, l’une et l’autre, dire avec justesse leurs désirs, leurs frustrations, leurs échecs.

            Natalie semble plutôt émerveillée du métier de son amante ; elle déplore simplement que cela la retienne tant d’heures loin d’elle  : « C’est à la fois une joie et un désespoir de te croire incapable de te donner toute à un seul être. Tu es trop compliquée et perverse pour avoir la simplicité d’un désir et tu dois trouver un plus subtil délice à faire revivre les morts avec ta pensée qu’à faire mourir les vivants avec tes caresses ! »

            Liane ne lui cache rien de sa vie de courtisane : « Je suis ici la femme d’un clubman qui fume de gros cigares et qui passe ses nuits et ses journées au jeu…  Je l’attends dans mon lit, sans dormir, enfiévrée, sans rêver, attristée (…) Pourtant en moi la courtisane  devrait être contente car il vient de me mettre au cou un collier de cent mille francs des perles blanches que j’aime. (…) Vois,  j’ai reçu des perles et je pleure.»

            Elles rêvent d’aller s’installer ensemble dans l’île grecque de Lesbos. Ou de fonder à Paris une académie saphique. 

            Liane de Pougy tirera bientôt de ses amours avec Natalie un roman autobiograpique, intitulé simplement “Idylle saphique”, qui connaîtra un très grand succès.

            Mais l’idée de fidélité n’appartient pas vraiment à leur univers. Natalie fera le pélerinage de Lesbos … avec la poétesse franco-anglaise Renée Vivien.. Liane épousera en 1910 le prince roumain Ghika, de quinze ans son cadet. Un peu comme Odette Swann , l’ex Odette de Crécy, la « dame en rose », devenant, après la mort de son mari,  l’éouse de Forcheville, ou sa fille Gilberte se muant en marquise de Saint Loup.

            La courtisane, pour clore le dernier chapitre du roman-photo qu’a été sa vie, est reçue en 1943 dans le Tiers-Ordre de Saint Dominique. Elle y prononce ses vœux et prend le nom de Sœur Anne-Marie de la Pénitence. Elle meurt, à quatre-vingt un ans, le lendemain de Noël 1950.

Renée Vivien : Une femme m’apparut ….

            Renée Vivien saisit donc la main que lui tend Natalie et entre à son tour dans la ronde. Elle a vingt-deux ans (un an de moins que sa nouvelle amante),  elle est née à Londres et possède sans doute (en livres sterling) une fortune égale à la sienne. De son vrai nom, elle s’appelle Pauline Mary Tarn et a pris ce pseudonyme – ô combien français !- pour mieux exprimer sa “double ambiguïté” (de sexe et de langue) .

            La liaison ne dure que quelques mois. Pauline/Renée s’enfuit bien vite, atterrée par les innombrables infidèlités de sa maîtresse, qui remuera ciel et terre pour la reprendre (jusqu’à demander à Pierre Louys de jouer les médiateurs …) En vain.

            N’empêche. Grâce à Natalie (mais avait-elle vraiment besoin d’une guidesse ?), elle a découvert la Gomorrhe de la haute sociéré parisienne. 

            De cette brève idylle, Renée tire un roman enflammé, Une femme m’apparut …, dont le titre est emprunté à la Divina Commedia. Si Puvis de Chavanne avait été tenté par l’écriture, on imagine qu’il eût affecté ces métaphores ampoulées, ces images aussi « symboliques » que cent fois ressassées : « L’amour aussi a ses aurores espérantes, ses midis fervents, ses couchants mélancoliques et ses longues nuits sans lune. » Ou encore : « Sa frêle silhouette se détachait sur l’herbe azurée, s’enchâssait parmi les frondaisons glauques. »

            Elle noue presque aussitôt une longue liaison avec la baronne Hélène de Zuylen, mariée et mère de deux enfants.  

            Tout l’œuvre poétique de Renée Vivien est consacré à Gomorrhe. En vers quasi baudelairiens (ou parfois parnassiens), elle glorifie l’Androgyne (Renée Vivien, Poèmes choisis, Points, 2018). 

Lucie Delarue-Mardrus : elle a choisi le mariage

            J’aime son dédain de la famille, qu’elle jette à la tête de Lucie Delarue-Mardrus, lesbienne convertie au mariage : “Le calme conjugal de l’âtre et du repas/Et la sécurité près de l’époux vulgaire …” Ou encore dans les distiques de “Donna  m’apparve” :

            « Et le repas du soir sous l’ombre des charmilles

            Réunit le troupeau stupide des familles.”

             Hélène quitte Renée en 1907. Inconsolable, la poétesse ne se nourrit plus (ou presque …) que de laudanum et de thé corsé d’alcool. Elle  s’astreint à une ascèse épuisante : longues marches, diètes, obsession de la minceur …

            Nulle n’a décrit mieux que Colette l’errance de Renée Vivien tout au long de ces deux années d’agonie amoureuse. « Son long corps sans épaisseur, penché, portait comme un lourd pavot la tête et les cheveux dorés, et de grands chapeaux chancelants. Elle tendait en avant ses longues mains tâtonnantes. Ses robes couvraient ses pieds, ella allait frappée d’une gaucherie angélique et perdait en marchant ses gants, son mouchoir, son ombrelle, son écharpe … 

            « Elle donnait tout, et sans cesse : les bracelets sur ses bras s’ouvraient, le collier  glissait de son cou de victime … Elle semblait s’effeuiller. Son corps ployant refusait tout relief de chair. » (Colette, « Le Pur et l’impur », in Œuvres, tome III, Gallimard, Pleïade, 1991).

            Renée meurt en 1909 à l’âge de trente-deux ans.

            Colette, à qui rien de Sodome et Gomorrhe n’est étranger, s’introduit ainsi dans la ronde. Elle les a tous connus. Elle les a toutes aimées ou détestées.

            Jean Lorrain ne s’est pas contenté de lui servir de guide à la découverte des bas fonds de Paris. Il lui a, dès les folies de la Belle Epoque, lancé un avertissement dont elle gardera toute sa vie le souvenir : « Rien n’est plus facile que d’avoir une mauvaise réputation, mais tu verras plus tard quel mal on a à la garder. » Parole de spécialiste !

            Elle a, pour la première fois, rencontré Proust en 1894 ou 1895, dans le salon de Madame Arman de Caillavet, la maîtresse d’Anatole France. De cette rencontre, elle tire en 1902 une satire féroce dans  “Claudine à l’école”.  Quelques années plus tard, dans “Mes cahiers”, elle évoque l’arrivée dans une soirée du petit Marcel au bras d’”un compagnon plus âgé que lui,  comme lui grâcieux et chuchoteur”, avec leurs  “manières de perruches inséparables”.

            Elle le voit pour la dernière fois, à l’hôtel Ritz, en octobre 1920. “Je me souviens que, sous le réverbère bleu,  Marcel Proust suffoquait d’asthme, renversait une face mauve creusée d’ombre, envahie d’une barbe vorace. Nous pouvions lire sur ses traits, dans sa bouche ouverte qui buvait l’obscurité piquetée de bleu violet, qu’il mourrait bientôt.”

            Et lui, que pensait-il d’elle ? Toujours un peu flagorneur avec ses interlocuteurs mondains ou littéraires, il lui écrit en mai 1919 : “J’ai un peu pleuré ce soir, pour la première fois depuis longtemps, et pourtant depuis quelque temps je suis accablé de chagrins, de souffrances et d’ennuis. Mais si j’ai pleuré, ce n’est pas de tout cela, c’est en lisant la lettre de Mitsou au lieutenant bleu. Les deux lettres finales sont le chef d’œuvre du livre.”

Colette, au temps de Polaire

            Colette (1873- 1954) a partagé des tranches d’aventure avec au moins deux de nos héroïnes : si Natalie Barney se jette dans les bras de la romancière, c’est justement parce que Renée Vivien la trompe (avec Hélène de Zuylen, que Colette surnomme la Brioche).

            « Natalie, lui écrit-elle, mon mari (Willy) te baise les mains, et moi, tout le reste (…) Mes yeux avaient oublié ce qu’est une créature jolie des pieds à la tête. »

            Interrogée par Jean Chalon trente ou quarante ans plus tard, Natalie réduit l’idylle à des dimensions érotiques plus modestes : « Oh, Colette, une douzaine de fois seulement ! C’était trop difficile pour nous rencontrer, Willy nous surveillait trop, et puis il avait la prétention d’assister à nos ébats. »

            Colette et Rachilde se rssemblaient sans doute beaucoup trop pour s’aimer vraiment : toutes deux provinciales montées à Paris, toutes deux romancières ou chroniqueuses scandaleuses, toutes deux bisexuelles, – habillées en garçonnes, cheveux courts, cigare au bec – toutes deux épaulées à leurs débuts par un mari puissant – Willy ou Vallette (le patron du « Mercure de France »)   Sans doute Rachilde, qui appréciait tant le music hall,  est-elle allée applaudir une des « pantomimes orientales » où la déjà célèbre Polaire s’affiche tous les soirs, nue sous son maillot couleur panthère.

            « Personne. n’écrit aussi « mâle » que vous », écrit Colette en 1907 à l’égérie de son éditeur, qui a dû sûrement beaucoup apprécier l’ambiguïté du compliment.

            « Tâchez de vous souvenir, réplique Rachilde en 1909, que vous portez  une chose précieuse en votre cerveau de chatte folle et bondissante, par dessus les gouttières des préjugés sociaux. ».        Insinuerait-elle que l’autre aurait tendance à l’oublier ?

            On ne saurait dire aujourd’hui sans ridicule que, dans la ronde de Gomorrhe, Colette cède la danse à Rachilde (1860-1953). L’une brille toujours comme une gloire des manuels scolaires, de La Pleïade, de France Culture. L’autre a presque complètement disparu de notre mémoire.

Rachilde : « Couche-t-elle ? C’est un ciboire cadenassé ».

            Et pourtant !  Le personnage de Rachilde a fasciné la Belle époque.  “Couche-t-elle ?’ s’interroge Jean Lorrain  (le complice de ses escapades “scandaleuses”). “Non, chaste, mais elle a dans le cerveau une alcôve où ellr fait forniquer Melle Sapho et M.Ganymède (…) C’est un ciboire cadenassé.’

            Barrès, qui fait alors figure d’idole des jeunes écrivains, découvre la première édition de “Monsieur Vénus” (1884), imprimée en Belgique pour déjouer la censure.  Il s’enthousiasme, organise une édition française, la préface.  “Ce livre, écrit-il, est assez abominable, pourtant je ne puis dire qu’il me choque.”

            Le lecteur d’aujourd’hui se contente de sourire. L’héroïne, Raoule de Vénérande (Ah ! Le délice des noms de personnages   dans les romans “décadents” !), s’éprend du charme de Jacques, un ouvrier fleurisie de vingt-et-un ans, “dont l’âme aux instincts féminins s’est trompée d’enveloppe” (un transgenre !).

            Elle en fait sa « femme » ; “Tu es divine, fit Raoule, je ne t’ai jamais vue si jolie !”

            Elle traîne cependant un prétendant, Raitholbe (!), lui aussi fasciné par la beauté androgyne de Jacques : « il frémit jusqu’aux moëlles », quand le jeune homme lui pose ses mains sur les épaules. Raoule, folle de jalousie, se venge sur “le corps sacré de son éphèbe”. Le sang coule.

            Elle épouse Jacques. La nuit de noces est tragique. “Raoule, s’écrie Jacques, la face convulsée, les dents crispées sur la lèvre, les bras étendus comme s’il venait d’être crucifié dans un spasme de plaisir, Raoule, tu n’es donc pas un homme ?”

            Ratholbe, frustré dans son désir, affronte le jeune homme en duel et le transperce de son épée. Raoule découpe le sexe du cadavre et en fait un moulage qu’elle offre à l’adoration de ses amant(e)s.

            Rachilde mérite cependant de survivre grâce à un petit chef d’œuvre de perversité littéraire, « La Marquise de Sade », paru trois ans plus tard. (Gallimard, Collection L’Imaginaire, 1996)

            Une mère tuberculeuse (et un peu folle), un père colonel de hussards (et qui eût tellement préféré avoir un garçon)  : Mary Barbe est condamnée à une enfance songeuse et solitaire, sous la garde de Turlotte, une cousine confite en bigoterie. 

            Toutes les deux vont chaque jour acheter à la « ferme » le «lait », que le médecin prescrit à la mère phtisique. La petite aime ouvrir les portes interdites : la ferme est en réalité un abattoir ; le lait, du sang de bœuf fraîchement tué.  Mary Barbe s’évanouit.  La vision du jeune boucher assommant, dans un flot sanguinolent, la bête à coups de maillet marquera désormais tous ses désirs.

            La tuberculose n’empêche pas d’enfanter. Un petit frère nait, qui risque de prendre la place de Mary dans le cœur du père.  C’est mal la connaître : elle assiste, sans lever le petit doigt, à la mort de l’intrus, étouffé dans son sommeil par une nourrice ivre. “Papa, s’écria Mary avec un accent intraduisible, tu n’as plus que ta petite fille à aimer sur terre …”

            Le père est tué à la guerre, – celle de 1870.  Mary vit désormais chez son oncle Célestin – un médecin célibataire.

            Faute de l’épouser lui-même, il la marie à un “viveur ni beau ni laid”, le baron de Caumont. Elle ne pose qu’une condition : jamais d’enfant ! Et lui présente, avant la nuit de noces, le coffret de ses armes ou de ses plaisirs : cocaïne, curare, morphine.

            Elle se choisit un amant : Paul-Richard, le fils naturel de son mari, et obtient d’une de ses amies qu’elle devienne la maîtresse du baron, déjà épuisé par ses débauches. “Vous n’avez qu’à vous laisser diriger, le premier vers un lit, le second vers la tombe, et c’est moi qui ai tout le mal !”

            Elle torture délicatement son adorateur avec une épingle à cheveux, elle le tatoue de ses initiales, “écrivant la lettre dans la chair vive.” Un fouet, un tisonnier poussé au rouge, des tisanes à la cantharide : toutes les armes lui sont bonnes pour faire le vide autour d’elle.

            Ce qui sauve Rachilde du ridicule, c’est sa drôlerie. Huysmans, Lorrain, Renée Vivien ne nous laissent jamais la grâce d’un sourire, encore mons d’un rire.. Rachilde, elle, garde ses distances. Ce monde l’amuse.    

            Elle est aussi l’un des rares écrivains dits “décadents” à ne point nous affliger d’une écriture alambiquée, tarabiscotée, amphigourique. Elle écrit simple.

            Elle pourrait parfois donner des leçons à son vieil ami et complice, Remy de Gourmont, qui passe – en ce temps-là – pour le plus prometteur.

            Finissons donc par celui qu’un mauvais destin ne semblait guère prédestiner à se faire accepter dans cette chaîne des séductions : Remy de Gourmont (1858-1915),  le hobereau normand, atrocement défiguré, dès l’âge de trente-trois ans, par un lupus tuberculeux du visage.  

            Il n’avait connu, jusqu’à cette catastrophe, qu’une fascination quasi maladive pour une femme extrêmement étrange, Berthe de Courrière, initiée au satanisme et aux messes noires (qui servira de modèle à la perverse séductrice Hyacinthe Chantelouvre, la maîtresse en diablerie du “Là bas” de Huysmans).

            Cela nous vaut toute une vague de contes qu’il appelle “magiques” où des fantômes, des succubes, des démons détournent de jeunes vuerges, parfois des fillettes, dans les chemins de la masturbation, de la fornication,  de l’orgasme.  Il est question de “la turgescence presque putride de son sexe mûri jusqu’à craqueler comme une figue”. Ou du “fantôme de raisonnement qui tendait vers moi ses mains ironiques.” 

            Remy de Gourmont  est désormais si laid que les dîneurs du restaurant Duval, où il a ses habitudes, demandent au patron du bistrot de leur épargner une vision qui leur coupe l’appétit ! Il ne reste au malheureux qu’à se réfugier … au café de Flore.

            Commence alors une carrière de courrièriste et de critique littéraire où il témoigne parfois d’une éclatante prescience. Sont-ils nombreux en 1896 à reconnaître le précoce génie de Claudel (qui n’a alors que vingt-huit ans et “dont le nom, dit-il, est presque inconnu”) ?

Remy de Gourmont rue des Saints-Pères : en robe de bure

            Il a cinuante-deux ans. Il vit reclus, vêtu d’une robe de bure, dans son appartement du 70 rue des Saints Pères où de rares fidèles lui rendent visite.

            Elle a trente-quatre ans. Elle règne, à deux pas de là, au 21 rue Jacob, en son Temple de l’Amitié (qui fut construit pour abriter les amours du maréchal de Saxe et de l’actrice Adrienne Lecouvreur), sur un des plus brillants salons de Paris où l’on rencontre, tous les vendredi, aussi bien Picasso qu’Albert Einstein, Ezra Pound que James Joyce, Colette que Marguerite Yourcenar. 

            Natalie qui, bien sûr, n’aime que les femmes, décide de conquérir le misanthrope. Il résiste. Elle envoie des plénipotentiaires. Il finit par céder. Il la reçoit pour la première fois au début de l’été 1910.

            Elle s’enhardit. Elle l’arrache à ses livres pour une promenade nocturne, en automobile, au Bois de Boulogne. Il commence à lui écrire : ainsi naît « L’Amazone ».

            Les « Lettres à l’Amazone », suivies des « Lettres intimes à l’Amazone » (Mercure de France, préface de Jean Chalon, 1988), sont parmi les plus étranges lettres d’amour de la littérature française. Il ne lui a jamais touché que les mains, ils n’ont jamais échangé un baiser, il lui parle de la chasteté, du mysticisme, du désir, de l’ennui, du plaisir …  Il philosophe.

            Ce qui ne l’empêche pas parfois de se trahir : “L’amour, écrit-il, est physique, tout amour a une base physique, parce que la physique seule existe et que l’âme est une invention de la Sorbonne.”

            A la fin de notre ronde, il ne manque au palmarès de Natalie Barney qu’un seul nom glorieux : celui de Proust. C’est lui, assez étrangement, qui en éprouve le manque. Il charge Paul Morand de solliciter une invitation, qui bute sur une incompatibilté d’horaire : Natalie se couche à l’heure où Marcel se lève. 

            On transige : Marcel viendra à minuit.

            C’est un échec. Elle le raconte, un demi-siècle plus tard, à Jean Chalon, son biographe : « Une nuit blanche pour m’entendre dire que mon rire ressemblait à celui de madame Greffulhe ! »

            Encore une, probablement, qui n’était pas son genre !

                                                                                                                    

Marcel Proust, Jean Lorrain : Un duel en miroir ?

            A l’aube du 6 février 1897, deux hommes s’affrontent au pistolet devant l’Ermitage de Villebon, dans les bois de Meudon. Les versions des différents biographes ne se recoupent guère : ont-ils l’un et l’autre tiré en l’air ? Ou bien, tout à l’inverse, les deux balles se sont-elles enfoncées dans le sol ? Les adversaires se sont-ils serré la main après l’épreuve ? Jean-Yves Tadié (“Marcel Proust”, I et II, Gallimard-Folio, 1996),  Philippe Jullian (« Jean Lorrain ou le Satiricon 1900 », Fayard, 1974), , Thibaut d’Anthonay (« Jean Lorrain », Plon, 1991) ne semblent jamais raconter la même histoire.

Un duel au pistolet à la Belle époque

            Le plus âgé des deux adversaires (il a quarante-deux ans) est alors un écrivain célèbre. Sous le pseudonyme de Jean Lorrain, il a déjà publié quatre recueils de poésies, trois de nouvelles, deux romans. Il est surtout le chroniqueur journaliste le plus redouté et le mieux payé de Paris. Ses chroniques dans “L’Evénement”, puis dans “L’Echo de Paris” font se pâmer, mais aussi parfois trembler, tout ce que la capitale compte d’écrivains, de comédiens, de femmes du monde, de fragiles (ou de solides) célébrités toujours à la merci d’un écho ravageur.

            Le plus jeune n’a que vingt-six ans. Il s’appelle Marcel Proust. Une minuscule coterie parisienne n’a pu lire de lui, l’année précédente, qu’un seul ouvrage; « Les Plaisirs et les jours », en tirage de luxe, avec une préface d’Anatole France et des illustrations de la très mondaine Madeleine Lemaire (qui sera, seize ans plus tard, le modèle principal de Madame Verdurin). Il ne s’en vendra en vingt-deux ans que trois-cent vingt-six exemplaires. 

            Les deux hommes ne s’aiment guère. Pour Jean Lorrain, le petit Marcel n’est « qu’un de ces petits jeunes gens du monde en mal de littérature et de succès de salon.(…) Au fouet, Monsieur ! » Pire encore : le 3 février, Lorrain persiffle dans « Le Journal » : « Daudet préfacera sûrement le prochain livre de Monsieur Proust parce qu’il ne peut rien refuser à son fils Lucien … »

            C’en est trop ! Cette allusion directe à ses amours est intolérable ! Sur le pré, et vite ! Le duel aura lieu trois jours plus tard.

Cques-Emile Blancxhe
Marcel Proust à vingt-et-un ans, pastel de Jacques-Emile Blanche : un pâle et frêle jeune homme

            Tout semble les opposer. Il n’est que de comparer leurs portraits, tels qu’on peut les admirer au Musée d’Orsay : le colosse Jean Lorrain, peint par son ami Antonio de la Gandara, insolemment dressé dans sa redingote noire, la moustache conquérante, la main puissante campée, en un geste de défi, sur la hanche ; Marcel Proust à vingt-et-un ans, pâle et frêle jeune homme, posant pour Jacques-Emile Blanche, l’échancrure de la veste laissant le cou et le torse à  découvert , une orchidée blanche à la boutonnière.

Jean Lorrain, peint par Antonio de la Gandara : un colosse arrogant et triomphant

            Mais peut-être, tout justement, ne s’agit-il que d’une pose. L’un et l’autre jouent la comédie sociale.  Ce sont, tous les deux, de grands malades. Proust a fait de son asthme la maladie la plus célèbre de toute l’histoire littéraire française :  avant même d’avoir ouvert « La Recherche », chacun sait tout de la chambre de liège et de ses fumerolles. Jean Lorrain a contracté très jeune le mal symbolique de toute sa génération d’écrivains, la syphilis. Il est d’une nervosité aussi exacerbée que son rival. Il souffre d’hallucinations. L’abus de l’éther et (moins assidûment) de la morphine, lui vaut des ulcères intestinaux dont il faut plusieurs fois l’opérer. Il meurt à cinquante-et-un ans, Proust à cinquante-deux.

            Face à la maladie (ou à la peur de la maladie), toujours présente, l’un et l’autre se réfugient dans le giron de leur mère, avec qui (ou chez qui) ils vivront – une grande partie du temps – jusqu’à ce que la mort les sépare.

            Tout proustien se souviendra éternellement de l’attente du baiser maternel dans la chambre de Combray. Il faudra la mort de Jeanne Proust (née Weill), le 26 septembre 1905 et l’ouverture de la succession, qui fait de lui un homme riche,  pour que Proust, âgé de trente-six ans, se décide enfin à quitter la rue de Courcelles, où il habitait avec ses parents, et à emménager, le 27 décembre 1907, au 102 boulevard Haussmann.

Jeanne Proust-Weill : un baiser tant attendu

            Lorrain (qui s’appelle encore Paul Duval) quitte Fécamp pour Paris à vingt-et-un ans. Il y devient bien vite le « fanfaron du vice », le « dandy de la fange ». Cicerone des bouges,  il guide, dans les bas fonds de la ville et de la banlieue la plus suspecte,  ses amis avides de sensations fortes (parmi lesquels Colette et Willy)).

            Peu importe. Il s’ennuie de sa mère. Dès 1892 (il a trente-sept ans), il l’installe près de lui à Auteuil. Ils ne se quitteront pratiquement jamais plus, sauf (et encore !) pour de brefs voyages.

            Etrange consonance : c’est en compagnie de leur mère qu’ils se résoudront enfin, l’un comme l’autre, après moult hésitations, mainte procrastination, au grand voyage, tant espéré, si violemment rêvé, à Venise.       Elle l’a aidé à traduire Ruskin (lui, le “traducteur” proclamé, ne parle pas l’anglais !) : Proust part donc avec Jeanne en mai 1900 ; ils rejoignent Reynaldo Hahn (pourrait-il se passer longtemps d’un de ses compagons favoris ?) et sa cousine Marie Nordlinger. Marcel reviendra l’année suivante, cette fois seul. 

            Jean Lorrain, lui, attendra jusquà sa trente-troisième année, pour découvrir, sous l’œil de Pauline Duval-Lorrain, la ville des masques (il publiera, deux ans plus tard, un recueil de nouvelles intitulé “Histoires de masques”- (Editions Ombres, 2010).

            Ce sera, pour Jean et Marcel, quelque chose comme un voyage de noces.

            Dans le dernier roman de Jean Lorrain , “Le Vice errant” (Hachette-Livres BNF, 2018), le héros rêve “de voir Venise  détruite et sa mère éventrée par des Barbares”. La traduction française de “L’interprétation des rêves” ne paraîtra qu’en 1926 …

            Homosexuels, bien sûr, l’un et l’autre. Mais pas tout à fait de la même obédience.

            Dans la  « vraie » vie, Marcel s’enflamme au premier coup d’œil, mène une lente stratégie d’approche, submerge de mille messages l’être convoité, le convainc de partir avec lui à la découverte d’un musée, d’une architecture, d’un paysage,  se met à le soupçonner, le fait espionner par des amis, exige l’aveu de toute inconstance, puis commence à se lasser, songe déjà à un autre « objet » qu’il vient de rencontrer, ou qu’il connaît depuis des années mais dont il découvre tout juste le charme. Il ne reste bientôt plus que l’amitié.

            Rien que des aristocrates (Antoine Bibesco, Bertrand de Fénelon, Gabriel de la Rochefoucauld, Albufera …) ou des intellectuels (Reynaldo Hahn, Lucien Daudet …) 

Lucien Daudet : Jean Lorrain avait été trop explicite

            Le tout entrecoupé de brèves aventures, plus ou moins tarifées,  avec des rencontres de passage.

            Dans la « Recherche », le cycle reste le même. Swann met des mois (voire des années) à conquérir Odette. Bien qu’il soit à peu près le seul dans tout Paris à ne rien savoir de son passé (voire de son présent) de femme entretenue, il la guette, la pourchasse, épie – une nuit entière – ses fenêtres de la rue Lapérouse (au point de se tromper d’immeuble …),  mais semble « ignorer » les amours de son aimée avec Forcheville. Il l’épouse, alors qu’il ne l’aime plus. Comment a-t-il pu consacrer une telle part de sa vie à « une femme qui n’était même pas son genre » ?

            Pour les incartades d’une seule nuit, il suffit sans doute de mettre au masculin les noms de métiers (la “laitière”, la “lingère”) qui définissent d’un unique mot les partenaires.

            Une telle multiplicité d’amours successives ne relève pas ici d’un quelconque libertinage, mais d’une méta-psychologie de l’instable. Toute relation amoureuse lie deux êtres dont chacun ne cesse de se transformer tout à la fois aux yeux de l’autre et sous son propre regard.  Au bout d’un temps plus ou moins long, deux inconnus se font face à face, étrangers à ce qu’ils ont été, mais aussi à l’image que s’est fabriquée d’eux leur compagnon.  L’amour n’est jamais que la rencontre de deux fictions ou de deux mauvaises mémoires.

            Lorrain, lui,  affiche son homosexualité triomphante, la proclame, la surjoue.  « Il prend l’habitude de se farder et de se teindre (…), de manière plus outrée à mesure qu’il vieillit, écrit un de ses biographes. Vêtements, bijoux, fards, costumes, teintures, autant d’accessoires reconstituant la mosaïque du masque qu’il porte en permanence. » . Le sexe de la femme lui fait horreur, avec « son terrible relent de bête humaine, son fumet surchauffé de femelle. »

            Il méprise l’amour. « Je ne suis ni un être de tendresse, ni un être de sentiment, écrit-il à une femme qui le poursuit de ses assiduités. Je suis un être de caprice, de libertinage et de volonté qui n’a jamais aimé personne, mais qui a su inspirer de violentes foucades, dont je me suis toujours amusé. »

            Seuls les voyous de faubourg excitent ses désirs. « J’ai couché cette nuit entre deux débardeurs/Ils m’ont débarrassé de toutes mes ardeurs », chantonne-t-il dans un dîner.

            Pourtant quelque chose de plus profond, de plus fondamental pour leur œuvre les rapproche :  une sorte de culte désincarné pour des femmes-icônes; une attention maniaque, ultra-précise au moindre détail de leur toilette, de leur maquillage, de leurs gestes. 

            Quelques unes leur sont étrangement communes. Sarah Bernhardt les fascine l’un et l’autre. Ils eussent pu se croiser dans sa loge.  Lorrain rêve toute sa vie de la faire jouer dans un pièce qu’il aurait écrite pour elle. Elle se dérobe. Il finit par s’émouvoir de la préférence qu’elle affiche pour Rostand ou pour Sardou. “Elle m’oublie beaucoup, elle est fort enrostannée. On l’appelle la Sarahmitaine.”.

            On se souvient des hauts et des bas que connaît l’admiration du Narrateur pour la Berma

Yvette Guilbert : Proust, Lorrain, Freud, que d’admirateurs au temps de sa gloire ! …

            Lorrain  compose des chansons pour Yvette Guilbert, “longue; longue, longue et mince, la poitrine d’un blanc de craie et bombée comme une poitrine d’éphèbe, mais la gorge absente, une poitrine extraordinairement droite, énigmatique et charmante, qui peut se décolleter aussi loin que possible sans crainte de brusque irruption d’œillets roses dans ce blanc mat ; des bras frêles, trop longs et traînants, haut gantés de peau noire, comme de souples écharpes, le corsage comme toujours prêt à glisser des épaules (…) et, sur ce corps à la fois correct et alangui de grande mondaine, une petite tête irrégulière au nez brusque, les yeux en trous de vrille outrageusement charbonnés et noircis de khôl,  mais le front le plus pur, d’un ovale exquis et nimbé d’une adorable chevelure, bandeaux ondulés d’un blond de cendre qui se dore aux frissons de la nuque.”

            “Y m’appelait sa gosse, sa petite môme”, c’est une chanson de Lorrain.

            Proust, pour une fois, rivalise d’enthousiasme avec son adversaire du bois de Meudon : “Vêtue d’une simple robe blanche qui fait ressortir encore ses longs gants noirs,, elle ressemble plutôt, avec sa figure blême de poudre, au milieu de laquelle la bouche trop rouge saigne comme une coupure, aux créatures d’un dessin brutal et d’une vie intense dont l’œuvre d’un Raffaelli est semée.” 

            Un fantasme secret, au delà des oppositions apparentes, semble les travailler l’un et l’autre : celui d’un bordel de gitons.

            Le thème, jusque là dissimulé, explose soudain dans “Le Temps retrouvé”. On sait qu’Albert  Le Cuzat, ancien valet de pied de la comtesse Greffullhe, a acheté – grâce à l’aide financière de l’écrivain (qui lui a également offert un canapé hérité de la tante Léonie) –  un hôtel au 11 rue de l’Arcade, dans le quartier de la Madeleine, où il a installé un tel établissement. C’est là que Charlus se fait fustiger de chaînes d’acier par de charmants malfrats, prétendûment sortis de prison. Proust lui-même y avait, semble-t-il, ses habitudes. S’il faut en croire Jean-Yves Tadié, ses pratiques sexuelles relevaient plutôt du voyeurisme et de la masturbation.

Le bordel d’Albert Le Cuzat, rue de l’Arcade

            « La Maison Philibert”, roman de Jean Lorrain,  raconte les souvenirs, fort bien documentés, d’un patron de bordel qui tient, dans une petite ville de province, une maison fort respectable. « Aussi quand le duc s’est amené à ma taule avec toute une bande de galopins dont l’aîné n’avait pas plus de vingt ans et qu’ils ont demandé un salon particulier, j’ai tout de suite vu de quoi il retournait. Comme ils ont demandé des dames, j’ai pas pu refuser la taule (…) Mais au bout d’une heure, les gonzesses sont redescendues en se marrant et m’ont dit : « Patron, pour ce qui se passe là haut, on n’a pas besoin de nous.”

            Proust et Lorrain ne vivent-ils pas,  d’une certaine manière, dans le même monde  Certes le “fanfaron du vice” s’est-il vanté très vite d’avoir déserté “le monde où l’on s’ennuie” pour “le monde où l’on s’amuse”. Mais les deux univers se croisent souvent, au hasard de la recherche du plaisir. Une demi-douzaine de personnages, tous issus de la “vie réelle”, se retrouvent ainsi, sous différents avatars, dans les pages de l’un comme de l’autre.

            Robert de Montesqiou est le plus présent, le plus obsédant, le plus  sollicité. « Admettons que je sois le Robert de Montesquiou de la charogne », concède Lorrain, sans doute jaloux de l’espèce de royauté qu’exerce son rival sur le Paris mondain (d’autant plus que Judith Gautier, son premier amour platonique, commence à témoigner d’une certaine attirance pour le comte). Bientôt  Lorrain ne contient plus sa verve : Grotesquiou, Robert Machère, Hortensiou (Montesquiou est l’auteur des « Hortensias bleus »), les sobriquets s’abattent, sa victime se fâche.

Robert de Montesquiou, photographié par Nadar

            Il est clair que Monsieur de Phocas, dix-sept ans après le Des Esseintes de Huysmans, doit beaucoup à Montesquiou. Assez curieusement, c’est un autre personnage, Aimery de Muzarett, qui lui emprunterait pourtant le plus de traits.

            Mais la figure du barin de Charlus qui traverse toute la Recherche, d’ «  Un amour de Swann »  au « Temps retrouvé » , écrase toute la descendance littéraire du comte. Elle y impose sa présence ambiguë dans quelques-unes des scènes les plus fortes : la conquête de Jupien dans la cour de l’hôtel de Guermantes, la flagellation rue de l’Arcade ….

            Un très beau jeune homme, premier prix de piano du Conservatoire, de son vrai nom Léon Delafosse, qui a composé des mélodies sur des poèmes du comte, se livre à une sorte de navette entre Proust et Lorrain. Proust fait sa connaissance à un concert que donne le musicien chez Henry de Saussine. Il le présente à Montesquiou, pour qu’il l’aide à publier ses œuvrettes.. Mal lui en prend puisqu’une compétition amoureuse s’engage dès lors entre Marcel et Robert, l’un et l’autre séduits par l’éphèbe.

            Le jeune écrivain (il a vingt-trois ans) doit s’effacer devant le « vieux » poète, à la fois plus puissant et plus célèbre, qui devient, pour un temps, le « protecteur » et le mécène du pianiste. Jusqu’à l’inévitable brouille.

            Proust n’a pas tout perdu dans ce vaudeville, puisque Delafosse ressuscite dans « La Recherche » sous les traits de Morel, neveu de Jupien, amant de Charlus et familier du salon de Madame Verdurin.

            Double résurrection, en vérité, puisque Lorrain a, lui aussi, succombé (au moins littérairement) aux charmes du joli garçon qui apparait dans « Monsieur de Phocas » sous le masque transparent du musicien Delabarre, «  mince, éthéré, des yeux de bleuet cillés de blond dans un visage d’une blancheur diaphane, des pommettes à peine touchées de rose et si doucement qu’on les eüt crues fardées, et des cheveux légers comme de la folle avoine. Frais et délicat, un saxe ! »

            Aimery de Muzarett (c’est-à-dire Montesquiou) l’a lancé, l’a fiinancé, puis – jaloux de ses succès –  l’a quitté. « L’amusant serait que l’intérêt les rapprochât et qu’il y eût reprise après la rupture, qui sait ! » 

            Proust et Lorrain entretiennent avec le couple Polignac une relation curieusement asymétrique. Le premier s’intéresse avant tout à l’époux (mais il a consacré plusieurs chroniques au salon de l’épouse). Le second n’a d’yeux que pour la Princesse.

            Proust éprouve tant d’affection pour Edmond de Polignac – homosexuel et dreyfusard – qu’il a d’abord songé à lui dédier “A l’ombre des jeunes filles en fleurs”. Le refus de la Princesse l’a contraint à y renoncer. Marcel s’est rattrapé en dressant, dans “Le Figaro”, un portrait posthume du Prince, dont il reprendra les termes et les images, dans “Le Temps retrouvé”, pour le dernier hommage à Saint Loup.

Winonetta Singer, princesse Edmond de Polignac = 80 000 francs pour un titre de princesse

            Edmond avait donc épousé Winaretta Singer, héritière des machines à coudre américaines, lesbienne notoire, sous  la condition réciproque de ne jamais pénétrer dans la chambre de l’autre. Lorrain en fait, dans “Monsieur Phocas”, la princesse de Seyriman-Frileuse, “très crâne, ce qu’elle a fait là, ce mariage honoraire et les quatre-vingt mille francs qu’elle sert au vieux prince pour porter son nom et promener à travers le monde son vice et son indépendance.”

            Tant d’affinités relient ainsi les deux duellistes de l’Ermitage. Cent vingt-trois ans plus tard, un gouffre les sépare : un petit maître “décadent” et l’un des écrivains français le plus célèbre, le plus traduit, le plus étudié dans les universités du monde entier.

            Lorrain mérite mieux que ce statut de quasi hors-la-loi, de réprouvé. Il a poussé très loin l’exploration des limites. Il a su s’inventer une écriture où pullulent les mots rares, les tournures inédites, les formules assassines. “Il n’y a de mâle en lui que l’écrivain, disait Paul Morand. Mais quel écrivain !”

            Il lui manque une ambition à la hauteur de son talent. “La littérature, confesse-t-il, est un trop grand luxe pour moi, un état de sainteté où je ne peux parvenir.” Ou, plus lucide encore : « C’est dans l’atroce et le monstrueux que j’ai toujours cherché à combler l’irréparable vide qui est en moi (…) Je suis un damné de la luxure. » 

            Il lui manque une vision philosophique de son œuvre : quelque chose comme les pavés disjoints de la cour, les deux clochers de Martinville, la madeleine et la tasse de thé de la tante Léonie. 

            L’illumination de la mémoire involontaire.

            « Comme si la vie réservait une vengeance posthume à Lorrain,  écrit Philippe Jullian, on peut lire dans le « Journal » de Gide, le 14 mai 1921, après une visite à Proust : « Il est gros, ou plutôt bouffi, il rappelle un peu Jean Lorrain.”

Au diable la vertu !

            

            Je m’accuse. Je bats ma coulpe. Mes fautes – que dis-je ? mes crimes – ne valent pourtant pas tripette à la bourse de l’inexpiable. Je n’ai jamais eu le goût des lolitas. Ni  des petits garçons en culotte courtes. 

            Quelle tragédie (pour feu mes droits d’auteur) que mes atteintes répétées à la morale du sexe ne relèvent pas encore de la hargne médiatique ! Aucune de mes anciennes complices ne me dénoncera à la police des mœurs. 

            J’étouffe. Haro sur le Matzneff (que je n’ai jamais lu, soupçonnant toujours quelque vieillerie littéraire).  Pivot présente ses excuses. Christine Angot en profite pour raconter, pour la trente-deuxième fois, son inceste. Les éditeurs retirent des librairies les livres “coupables”. Pas un seul des écrivains à la mode en ce temps béni où l’on pouvait encore croire à l’absolue liberté de l’écriture n’a jugé opportun de protester contre l’hypocrisie qui nous submerge. Seul Dominique Fernandez sauve l’honneur dans une très belle tribune publiée dans “Le Monde.”

            Au diable la vertu ! 

Henri Martin, L’Homme entre le vice et la vert, 1892, Musée des Augustins, Toulouse

            La vertu ne mérite que ses infortunes.

            Etonnez-vous que je demande l’asile à des auteurs un peu sulfureux qu’un siècle et demi d’embaumement (et parfois d’oubli)  protège de notre indignation légitime.

            Huysmans nous vaut un début de revanche. Une sortie en Pleïade, une exposition au musée d’Orsay et aux Beaux-Arts de Strasbourg, un Cahier de l’Herne, de belles émissions sur France Culture (ne nous privons pas de ré-écouter le pod cast de “Mauvais genres” !), remettent à l’honneur cet écrivain dont la postérité n’avait le plus souvent retenu qu’un seul livre, « A rebours ».

            Comment ce commis principal à la Direction de la Sûreté générale, rue des Saussaies (et qui prendra sa retraite à cinquante ans, en 1898, comme chef de bureau honoraire, chargé de l’expulsion des étrangers et des sans papiers), cet ancien  admirateur de Zola et des frères Goncourt, ce disciple repenti de l’Ecole de Medan peut-il imaginer la folie d’un Des Esseintes, l’hyper-dandy,  l’inventeur de l’ « orgue à bouche » (où « chaque liqueur correspondait comme goût, au son d’un instrument »), le créateur  des “fleurs naturelles imitant des fleurs fausses” ?

La statue de George Brummel, dans Jermyn street, à Londres

            Il lui suffisait, après tout, de relire Baudelaire (mort depuis vingt ans), qu’il connaissait bien : “ces êtres (les dandys) n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser (…). C’est le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné (…) On voit que, par de certains côtés, le dandysme confine au spiritualisme et au stoïcisme. »

            « A rebours » n’est pas un portrait d’après nature. C’est Mallarmé qui révèle à Huysmans l’existence de Robert de Montesquiou, alors que le projet de livre est déjà bien entamé. L’auteur et son pseudo-modèle ne se sont jamais rencontrés. « Huysmans, contrairement à l’auteur de « Sodome et Gomorrhe », remarque Jean-Yves Tadié, le biographe de Proust, ne sait pas ce qu’est un grand seigneur. »  Je ne suis pas sûr que cela lui ait beaucoup manqué.

            Voici donc un livre-bibliothèque. Un livre qui nous parle avant tout  d’autres livres, y compris de ceux que plus personne ne lit aujoud’hui :  lisez-vous  Pétrone ou Apulée ?  J’irais jusqu’à vous concèder  le droit de vous en tenir à la traduction française. 

            Nous sommes dans l’univers d’une  folie qui se clôt sur elle-même. Ce qui n’empêche pas Huysmans d’avoir le goût sûr : trois “pièces de Baudelaire” occupent le dessus de cheminée, – “à droite et à gauche, les sonnets portant ces titres “La Mort des amants”, “L’Ennemi” ; au milieu le poème en prose intitulé “Anywhere out of the world” (N’importe où hors du monde)”.

Baudelaire, photographié par Nadar

            Un roman sans romanesque, où il ne se passe jamais rien sauf les états d’âme de l’unique personnage. Où le décor, décrit dans ses plus infimes caprices, tient plus de place que le récit.

            Avouerai-je que, dans une de mes très anciennes vies, j’ai eu parfois la tentation de jouer les Des Esseintes au petit pied ? La compagne de cette préhistoire – catalane de haut vol – avait inventé de nous faire vivre au milieu de toute une brocante baroque, qu’elle volait dans les églises ou les cimetières. Notre maison des Hauts de Belleville s’ornait de statues de saints et de vierges, de couronnes mortuaires en porcelaine. Notre lit, un simple matelas jeté sur une estrade au ras du sol, était surmonté d’un baldaquin de velours rouge sang, – les restes d’un rideau cramoisi ou d’une vieille robe –  d’où descendait une braderie de surplis violets, d’étoles vertes, de blanches dalmatiques.

            J’aime, chez Huysmans, le refus radical du naturalisme qu’il a tant adoré. J’aime qu’il proclame son projet de “substituer le rêve de la réalité à la réalité même”. J’aime.qu’il ne craigne pas de se contredire ; que l’admirateur de Claude Monet ou de Pissaro écrive : “La Nature a fait son temps” et qu’il dénonce “la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels.”  Qu’il propose de “remplacer la Nature par l’artifice. “ “Autant que faire se peut”, précise-t-il cependant par un timide regain de prudence. 

            Comment n’applaudirais-je pas, moi qui – depuis longtemps – aime mieux la rigueur abstraite des jardins zen ou les géométries de Le Nôtre que les supposées splendeurs sauvages des cinq continents ?

            Peut-être commencé-je tout juste à m’inquiéter quand il affirme préférer à la beauté des femmes celle, “plus éblouissante, plus splendide” de deux locomotives : “la Cramton, une adorable blonde, à la voix aigüe, à la taille frêle” et “l’Engerth, une monumentale et sombre brune aux cris sourds et rauques, aux reins trapus”.

            Y croit-il vraiment, lui (Des Esseintes, mais aussi Huysmans) qui rêvait “en de longs transports” devant les “charmes délirants” de la Salomé de Gustave Moreau (il en possédait deux estampes), “mystérieuse et pâmée (…), insaissable pour les esprits précis et terre à terre, accessible seulement aux cervelles ébranlées, aiguisées, comme rendues visionnaires par la névrose”, c’est-à-dire à lui-même ?

La Salomé de Gustave Moreau

            Episode étrange : Des Esseintes rencontre dans la rue un adolescent affamé, Auguste Langlois, qu’il amène au bordel de Mme Laure et dont “il tâche simplement de (faire) un assassin.”. Il suffit de l’initier à toutes les jouissances, puis de lui couper les vivres. “Fais aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent”

            A son grand désespoir, Auguste reste honnête..

            Et puis tout à coup, sans préparation, sans prolégomènes, surgit pour la première fois- au bout de soixante-dix pages – le marionettiste caché, le maître de cérémonie secret  : “En face d’un Dieu omnipotent, se dressait maintenant un rival plein de force, le Démon, et une affreuse grandeur lui semblait devoir résulter d’un crime pratiqué, en pleine église, par un croyant s’acharnant, dans une horrible allégresse, dans une joie toute sadique, à blasphémer, à couvrir d’outrages, à abreuver d’opprobres, les choses révérées.”. Et d’évoquer tout aussitôt “des folies de magie, de messe noire, de sabbat, des épouvantes de possession et d’exorcismes.”

            Nous voici déjà dans “Là bas”, le roman satanique, dont il ne commencera pourtant la rédaction que sept ans plus tard.

            L’écrivain Durtal (un alter ego de Huysmans) s’est attelé à la rédaction d’un grand livre, sur Gilles de Rais, le modèle de Barbe-Bleue, le compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, le massacreur d’enfants (dont Georges Bataille publiera et analysera en 1965 les minutes du procès).

            Attention ! Un roman. Une réflexion philosophique, historisue, psychologique, mais surtout pas une biographie !  Les biographes ne sont que “des épileurs” ! Le maître proclamé, c’est Dostoïevski : “se faire puisatier d’âme” (“Crime et châtiment” est paru sept ans plus tôt en traduction française).

            Pourquoi Gilles de Rais ? “Voilà, dit-il, un homme dont l’âme était saturé d’idées mystiques (…) mi partie reître mi partie moine (…). En même temps que les méfaits vont commencer, l’artiste et le lettré se développent en Gilles, s’extravasent, l’incitent même, sous l’impulsion d’un mysticisme qui se retourne, aux plus savantes des cruautés, aux plus délicats des crimes.”

Gilles de Rais, portrait imaginaire par Eloi-Firmin Féron, 1835, Galerie des Maréchaux, château de Versailleso

            Le crime comme l’un des beaux arts, l’assassinat des enfants comme mysticisme retourné : voilà ce qu’on lit aujourd’hui dans le dernier volume paru de la Pléïade !  Matzneff n’est plus qu’un petit bras, un pédophile de club de vacances !

            Huysmans revendique la filiation avec Des Esseintes : Gilles de Rais “a transporté la furie des prières dans le territoire des A rebours.” 

            Savourons cette remarque édifiante : “assurément le marquis de Sade n’est qu’un timide bourgeois, qu’un piètre fantaaisiste à côté de lui.”

            J’avoue que j’ai parfois quelque difficulté à lire “Les 120 journées de Sodome”, mais que le récit de quelques unes des tortures inventées par Gilles de Rais et rapportées par Durtal/Huysmans dépassent souvent ma capacité de résistance.

            Et pourtant la folie de l’écriture atteint parfois d’étranges sommets, des apogées de délire poétique ou dramatique.  Gilles de Rais, affolé de sang versé, de cervelles écrasées, n’aperçoit plus, dans les forêts où il s’enfuit, qu’une immense priapée cosmique,  une “immobile fornication”  d’arbres renversés, “jambes en l’air (…) – le fût lui semble un phallus qui monte et disparait sous une jupe de feuilles ou bien il sort, au contraire, d’une toison verte et plonge dans le ventre velouté du sol.”

            Durtal se documente. Un peu trop pour mon goût. Huysmans s’est fait initier au satanisme par la maîtresse de Rémy de Gourmont et par un curé défroqué qui l’accable de fiches. Il sait tout. Il nous inflige son savoir à travers tout un jeu de faux dialogues où s’illustrent un sonneur de cloche, un médecin plus ou moins sceptique, et surtout une perverse séductrice, Hyacinthe Chantelouvre, qui enveloppe Durtal dans ses pièges, feint de lui résister, puis capitule, d’abord dans son lit, puis dans une chapelle clandestine de la rue Olivier-de-Serre, où se célèbre une messe noire. 

Francisco Goya, Le Sabbat des sorcières, 1797-98, Musée Làzaro Galdiano, Madrid

            Double fiasco : “elle le répugnait et il se faisait horreur”, comment “la convaincre de l’inutilité des soubresauts charnels” ? “Excédé de dégoûts, à moitié asphyxié”, il n’a finalement vu, dans la cérémonie satanique, qu’””un cabanon exaspéré d’hospice, une monstrueuse étuve de prostituées et de folles.”  

            N’empêche qu’à la sortie du désastre, elle l’entraîne dans un bouge où, au milieu de “fragments d’hostie” répandus dans les draps souillés, elle lui “révèle des turpitudes dont il ne la soupçonnait même pas : elle les pimente de furies de goule.”

            Dommage que pour atteindre ces petits chefs d’œuvre de kitsch érotico-liturgique, il faille d’abord avaler des tonnes d’informations sur le satanisme à travers les âges.

            Je prends le parti d’en rire. Et si Huysmans était aussi un auteur comique? Un prince de la dérision ?  L’histoire des succubes, ces démons qui prennent la forme d’une femme pour séduire un homme pendant son sommeil … Voire des incubes, leurs équivalents masculins,  qui peuvent engrosser leurs victimes – et qui dès lors sera déclaré le père ? le démon ou le mari ? 

            Ou celle du “conducteur d’omnibus de la ligne de Panthéon-Courcelles” qui “corporise le Paraclet” (c’est-à-dire l’Esprit de Vérité, l’Esprit Saint …) … Ou encore des pélerinages à Notre-Dame de Fourvière où l’”on supplie la Vierge d’ouvrir de nouveaux débouchés aux saucissons et aux soies” …

            Comment interpréter, chez cet ultra-réactionnaire (qui méprise le suffrage universel et condamne l’instruction publique, gratuite et obligatoire), les longs couplets marxoïdes que développe le célébrant de la messe noire ?

            “Soutien du Pauvre exaspéré, Cordial des vaincus, c’est toi qui les doues de l’hypocrisie, de l’ingratitude, de l’orgueil, afin qu’ils se puissent défendre contre les attaques des enfants de Dieu, des Riches !

            “Suzerain des mépris, Comptable des humiliations, Tenancier des vieilles haines, toi seul fertilises le cerveau de l’homme que l’injustice écrase ; tu lui souffles les idées des vengeances préparées, des méfaits sûrs ; tu l’incites aux meurtres, tu lui donnes l’exubérante joie des représailles acquises, la bonne ivresse des supplices accomplis, des pleurs dont il est cause”.

            Ou pire encore peut-être : Là où l’argent “devient vraiment monstrueux,  c’est lorsque, cachant l’éclat de son nom sous le voile noir d’un mot, il s’intitule le capital. (…) D’un mot le capital décide les monopoles, édifie les Banques, accapare les substances, dispose de la vie, peut, s’il veut, faire mourir de faim des milliers d’êtres.”

            Nous nous doutions bien que la lutte des classes ne pouvait avoir d’autre père que Satan.

            Jésus, lui, n’est qu’un “Vassal énamouré des Banques.”

            Par une superbe idée romanesque, Huysmans place ses dialogues les plus didactiques (le Mallet et Isaac du satanisme) dans une des tours de Saint-Sulpice, où Crahaix, le sonneur de cloche, s’est aménagé un appartement d’acrobate érudit et où son épouse mijote chaque jour les ragoûts les plus sophistiqués (qui nous valent autant de digressions que la magie noire, mais en plus alléchant).

            Dire qu’”ils se sont mis cinq ou six architectes pour ériger cet indigent amas de pierres ! (…) Saint Sulpice, ce n’est pas en effet une église, c’est une gare.”

            Huysmans, qui est né rue Suger, à deux pas de la fontaine Saint-Michel, habitera longtemps au 11 rue de Sèvres. Il aime son quartier, c’est (déjà) un écrivain de la rive gauche. Il faut le voir cheminer amoureusement rue  Garancière, rue Ferou, rue Servandoni, “où l’on respire une atmosphère faite de silence bénin et d’humidité douce”.

            Il abomine les grandes trouées haussmanniennes, la Tour Eiffel (“cet obélisque vide posé sur un socle creux”, l’Opéra Garnier (“ce misérable pot pourri”), l’Arc de Triomphe (“œuvre d’un vague plâtrier consciencieux”). 

            Qu’eût-il pensé de l’Opéra Bastille ou de la Grande Arche de la Défense ?

            Huysmans est sans doute (avec Baudelaire) le plus subtil spécialiste des odeurs qu’ait  jamais produit la littérature française. Retrouvons Des Esseintes élaborant, dans son laboratoire, pendant des journées entières,  une “grammaire”,  un vocabulaire, une histoire comparée des parfums : la myrrhe, l’oliban font remonter “les senteurs mystiques, puissantes et austères, l’allure pompeuse du Grand siècle ;   l’ambre, le musc-Tonkin, le patchouli (et son “remugle de moisi et de rouille”) évoquent “les robes à panier, les falbalas (…) des souvenirs des Vénus de Boucher, tout en chair, sans os, bourrées de coton rose” … 

            Mais rien ne fascine davantage Huysmans que les puanteurs de la déreliction et de la mort.  Suivons Durtal dans sa visite aux Chantelouvre : “cette ancienne maison sentait l’eau des tombes, elle exhalait aussi une odeur cléricale”  Ou dans la chapelle de la messe noire : “une abominable odeur d’humidité, de moisi, de poêle neuf, exaspérée par une senteur irritée d’alcalis, de résines et d’herbes brûlées, lui pressurait la gorge.”  Mais là, la mesure est à son comble : “- Qu’est-ce qu’ils brûlent pour que ça pue comme cela ?   – De la rue, des feuilles de jusquiame et de datura, des solanées sèches et de la myrrhe. Ce sont des parfums agréables à Satan, notre Maître.”

            Tout au long de son parcours de critique d’art, qui a duré plus de quarante ans, Huysmans n’a connu qu’un seul point fixe : sa haine de l’art officiel, des commandes d’Etat, de la sélection des Salons. On rêverait qu’un Proust d’aujourdhui (parfait oxymore !) s’amuse à un pastiche de Joris-Karl fustigeant les achats des FRAC (Fonds Régionaux d’art contemporain) … 

William Bouguereau, La Naissance de Vénus, 1879, Musée d’Orsay

            Cette constance dans la détestation nous vaut, dans l’exposition du Musée d’Orsay, quelques moments de jubilation : « De concert avec M.Cabanel, M.Bouguereau a inventé la peinture gazeuse, la pièce soufflée.  Ce n’est même plus de la porcelaine, c’est du léché flasque ; c’est je ne sais quoi, quelque chose comme la chair molle de poulpe. » Puvis de Chavanne, Gérôme et, à un moindre degré, Gervaix ont droit à une même réjouissante volée de bois vert.

Gustave Caillebotte, Les Raboteurs de parquet, 1875, Musée d’Orsay

            Pour le reste, Huysmans a toujours su garder une certaine justesse de goût, que la postérité n’a guère démentie (alors qu’elle s’étonnera toujours de la prédilection de Baudelaire pour Constantin Guys).

            Mais ses admirations varieront souvent au gré de ses humeurs … et surtout de ses idéologies. Il a, à peu de choses près,  l’âge des impressionistes : sept ans de moins que Renoir, huit de moins que Claude Monet, quatorze que Degas, seize que Manet. On pourrait s’attendre que lui, le pourfendeur de l’académisme, s’enthousiasme d’emblée pour ces nouveaux venus.  Loin s’en faut. Il y voit d’abord “l’œil mi-clos du réalisme” et préfère ceux qui “ont rompu les rangs et rejoint la grande route frayée par Gustave Courbet”, Degas et Caillebotte (celui des “Raboteurs de parquet”).

            Il ne s’enflamme au premier regard que pour la “Nana” de Manet (amitié de Zola oblige). L’œil, en vérité, n”est plus mi-clos : il est ici grand ouvert. 

            Mais Huysmans reprochera toujours à Manet de briguer les suffrages des Salons officiels, pire : d’accepter la Légion d’honneur (qu’il recevra pourtant lui-même en 1893).  Il ne pardonnera pas à Courbet, qu’il a d’abord encensé, d’être devenu après sa mort, aux tout débuts de la Troisième République, une idole républicaine. Il faudra la gloire de Degas, dans les années 1880, voire de Forain (qui gravera  superbement le frontispice de son roman “Marthe, Histoire d’une fille”) pour que son admiration s’exprime  sans réserve. 

            Avec La Salomé et L’Apparition de Gustave Moreau, découverts paradoxalement dans un Salon officiel, celui de 1876, il  rencontre enfin un  peintre au diapason de son âme. Il l’imagine, comme l”écrit Pierre Guyaux dans le catalogue du musée d’Orsay, en “artiste reclus, retité dans son rêve, par haine d’un monde qui aurait perdu jusqu’au sens du beau.” Il placera les deux œuvres au cœur même d’”A rebours” qu’il est en train d’écrire.

            Peut-être son ultime passion pour Odilon Redon, auquel il consacre un premier article en 1886 et dont il visite une exposition deux ans plus tard, traduit-elle déjà les inquiétudes spirituelles qui commenceraient à le traverser et dont le satanisme de “Là bas” serait l’expression paradoxale. Il apprécie en lui son onirisme (le rêve revient sans cesse dans les romans de Huysmans), traversé par l’angoisse métaphysique.

            Trois grands portraits surplombent l’exposition du Musée d’Orsay.  Barbey d’Aurevilly – le précurseur (il est né en 1808) -, peint par Emile Lévy :  Jean Lorrain – le rival en “décadence” -, par Antonio de la Gandara ; Robert de Montesqiou – le pseudo-modèle – , par Giovanni Boldini.  Tous trois ont fièrissime allure, l’œil insolent, canne au poing ou main bravement posée sur la hanche.

Forain Jean-Louis (1852-1931), pastel, portrait de Huysmans

            Huysmans, dans un pastel de Forain  cadré à mi corps, le regard triste, comme égaré, a l’air quelques mètres plus loin, d’un de ces étrangers qu’il est, tout justement,  chargé de pourchasser.

            Non, décidemment, lui, le fils d’une institutrice et d’un lithographe, il n’est pas de leur monde.

            Il ne sera jamais d’aucun monde.

Adieu à Claude Régy, l’antidote, suivi de Même pas coupables

Claude Régy est mort cette nuit.

Voilà sans doute plus de soixante ans que je suivais, médusé,, parfois tétanisé, souvent perplexe, toujours fasciné, ses étranges mise-en-scène, marquées par le culte du silence, de la lenteur, de la parfaite diction des comédiens.

Le parfait antidote contre ce qu se pratique aujourd’hui sur tant de scènes où même les meilleurs se laissent aller à des rripatouillages de textes, à l’irruption de videos tonitruantes, d’intermèdes incongrus de rock plus ou moins dénud Où il est de bon ton d’introduire chez Shakespeare ou chez Kafka un couplet sur le drame des migrants ou sur la censure exercée par le gouvernement polonais.

Quand ai-je vu, pour la première fois, un spectacle de Claude Régy ? EtaI Ou “Les Viaducs de Seine-et-Oise” en 1963 au Poche Montparnasse ? Ou « L’AmanEa anglaise” en 1968 à Chaillot ? Je suis presque sûr que c’était du Duras, quelque chose avec Delphine Seyrig, Madeleine Renaud et qui ? Peut-être Jean Debucourt .

Claude Régy nous a fait découyrir Harold Pinter, Hohn Osborne, Peter Handke. Il a donné son premier rôle de théâtre à Depardieu?

J’achevais, en ces fêtes de Noël, d’écrire un blog sur le théâtre d’Arne Lygre. J’y consacrais une page au travail de Claude Régy sur “Homme sans but” en 2007 à La Colline Je voulais attendre la rentrée de janvier pour le mettre en ligne.. La mort de Claude Régy m’a convaincu de bouleverser mon programme

Je ne change rien à l’ordonnance de mon texte.

Même pas coupables

“C’est pour la nuit, ou pour un moment ?”, interrogeait toujours le portier d’hôtel de passe, quand un micheton se présentait à la caisse au bras d’une fille.
Nous pour un moment” : c’est le titre de la nouvelle pièce d’Arne Lygre, mise- en-scène par Stéphane Braunschweig aux Ateliers Berthier.
Rien que dans la première minute de la première scène, les trois mots – “pour un moment” – sont prononcés trois fois par la même comédienne, celle qui interprète “une personne” (autrement dit : n’importe qui. Moi. Vous. Nous-mêmes).
Est-ce à dire que, pour le dramaturge norvégien, le monde d’aujourd’hui ne serait plus qu’un giganteque hôtel de passe ?
Non qu’on y pratique plus qu’ailleurs l’art antique de la fornication tarifée. On fait peu l’amour chez Arne Lygre. On en parle. On en souffre. On en soupire.
“Un homme qui se paye des putes” : l’obsession du bordel se prolonge jusqu’à l’extrême fin, assaisonnée d’un parfum de mort.

Théâtre de l’Odéon Saison 2019-20  » Nous pour un moment » de Arne Lyre mes Stéphane Braunschweig avec Anne Cantineau, Virginie Colemyn, Cécile Coustillac, Glenn Marausse, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal

“Un moment”, voilà ce que durent les désirs. Les amitiés. Les tentatives de penser.
Un univers de l’immédiateté. Sans passé ni avenir.

“J’ai pensé que je ne suis peut-être faite que pour les relations passagères.”
“Je me suis liée à des gens pour un moment. Et puis hop ! Au suivant !”

De l’eau. De la lumière. Rien d’autre.
Des panneaux blancs qui se soulèvent, retombent, tournent, disparaissent, dans l’éclat du soleil, ou dans une pénombre bleutée, au dessus d’une nappe liquide où pataugent les comédiens.
Aucun décor, si ce n’est cinq chaises de fer, comme dans un square, parfois une table (qui peut servir de lit pour de brèves étreintes).
Nous sommes dans un univers de fin du monde. Réduit à l’os. A sa substantifique moëlle.
Un espace totalement fluide, où rien ne se solidifie jamais. Où tout est interchangable, éphémère, voué à l’évaporation ou à l’écoulement dans un cloaque.
Y compris les personnages, qui changent de sexe ou d’identité au milieu d’une scène. La femme qui vient d’être assassinée se métamorphose à vue en son propre mari, déjà presque consolé.

Des êtres sans nom, désignés seulement par leur place – hautement provisoire – dans le jeu des relations sociales : « un(e) ami(e), une connaissance, un(e) inconnu(e), un(e) ennemi(e) »…
On se trouve, on se quitte, on s’attend, on se tue, on se perd, on se désire, on s’oublie. Rien ne se passe jamais, que des copulations sans plaisir, des tentations sans lendemain, des meurtres sans regret ni butin.

Au chevet d’un malade atteint du SIDA …

Comme dans un aquarium, la transparence règne sans partage. On ne se cache rien.
“ Toi, par exemple. Je te déteste.” Les règles du savoir-vivre dans la société moderne” (comme aurait dit Jean-Luc Lagarce) ne sont plus qu’un lointain souvenir. “Ringard” (comme n’aurait pas dit Lagarce).

Comment s’étonner dès lors que, sous les apparences de la liberté, domine la peur ?
Peur de la vérité. “Je n’arrive pas à faire face à ta sincèrité.”
Peur d’être comme englué dans la durée. “Je ne crois pas que les gens peuvent changer (…) Je ne veux pas rester comme je suis.”
Peur de la solitude : “Je suis quelqu’un dont les autres ne veulent que pour un moment.”
Peur de la violence.

La “frontière” n’est pas loin. On y fait souvent allusion. On la franchit sans encombre : il n’y a plus de transgression, puisqu’il n’y a plus de règle. Du reste, l’unique Père de la distribution est un désastre.

Non, nous ne sommes pas dans un des petits hôtels louches de la rue Blondel ou de la rue Sainte Apolline, à deux pas de la porte Saint-Denis ! Cela voudrait dire une valse triste et joyeuse de désirs, d’émotions, d’odeurs, de sanies, de périls …
Nous sommes dans un univers tragiquement propre : quelque chose comme l’hôpital Georges-Pompidou ou le nouveau Palais de Justice (qui se dresse, comme par hasard, juste à côté des Ateliers Berthier …). Tout est hygiénique, sans un grain de poussière, sans le moindre recoin où cacher sa détresse.
Sauf que la mort est toujours présente. On meurt beaucoup chez Arne Lygre. Par noyade. Par suicide. Par agression (“féminicide”, faudrait-il dire aujourd’hui). Par HIV.

Beckett. Lagarce. Duras. Peu d’auteurs dramatiques savent trouver, comme Arne Lygre, le langage épuré, décrassé, pour dire la tranquille horreur de notre monde.

On reste subjugué par la terrifiante, la glaçante beauté des images.
Nous n’oublierons pas de sitôt l’ultime scène où, dans l’immensité bleue d’un antarctique à la dérive, une femme seule (qui se transmue en son propre agresseur) hurle sa violence, son désir de meurtre.

Arne Lygre, nous le suivons à la trace depuis plus de douze ans. Claude Régy, le doyen des metteurs en scène français, le maître du silence et de la lenteur, nous l’avait fait découvrir au théâtre de la Colline, avec “Homme sans but”.
Il y fallait quelque courage.
Déjà le décor se réduisait à un vaste plateau glacé, à une surface éblouissante, plongée dans une lumière irréelle.
Déjà les obsessions majeures revenaient de scène en scène : la peur, la mort, la violence, la limite, la rupture …
Un homme prenait possession de tout un fjord, pour y construire, à force deniers, la plus belle ville du monde. Maître, désormais, de la cité, mais aussi des pionniers qui, par milliers, s’y installaient. Y compris ceux de son sang ou de son « amour ».

Bulle Ogier, dans Homme sans but, mise en scène de Claude Régy, en 2007 au théâtre de la Colline

Les spectateurs du théâtre de la Colline s’enfuyaient peu à peu, comme accablés par l’immuabilité de la méditation théâtrale.
Nous résistions, fascinés par l’économie provocatrice du texte : on s’apercevait peu à peu que, dans cet univers où l’argent régnait sans partage, tous ceux qui – depuis le début – se présentaient comme frère, ex-épouse, fille, sœur, maîtresse n’étaient que des comédiens payés par le maître des lieux pour feindre l’amour fraternel, ou conjugal, ou filial …
On a rarement poussé plus loin le refus des conventions qui, depuis le théâtre grec, régissent la psyché familiale ou simplement sociale.

Claude Régy avait alors quatre-vingt quatre ans. Sa vision de la pièce laissait de marbre. Peut-être suis-je bien placé pour comprendre qu’il est parfois difficile, à ce moment de la vie, de trouver un langage à la portée d’un public formé désormais à d’autres cultures, à d’autres pratiques d’écoute.
Je me sentais, ce jour-là, bien seul.

Bulle Ogier, dans La Salamandre, d’Alain Tanner, en 1971

Et puis je dois avouer que j’ai toujours eu un faible pour Bulle Ogier, qui évoque pour moi les années glorieuses de Saint-Germain-des-Prés, quand elle jouait dans “Les Idoles” de Marc O, ou quand elle illuminait les films de Jacques Rivette ou d’Alain Tanner. Sans compter son compagnonnage de toute une carrière avec Duras, avec Chéreau, avec Fassbinder, avec Bunuel … Bref tout ce que j’aime …

Quatre ans plus tard, avec « Je disparais », Stéphane Braunschweig, qui dirigeait alors le théâtre de la Colline, s’affrontait à son tour, pour la première fois, au monstre Lygre.

Un décor-énigme

D’emblée le décor impose son énigme : pourquoi au fond du plateau le dispositif du premier plan se reproduit-il à l’identique ? Comme si la scène se dédoublait, en proportions légèrement réduites pour tenir compte de la perspective.
Un fauteuil tout au bout à droite, un autre tout au bout à gauche.

Cette duplication (qui devient parfois tripllcation) frappe aussi le langage : les personnages n’émettent pas seulement leur propre parole. Ils se regardent de l’extérieur et se décrivent à la troisième personne, comme s’ils lisaient des didascalies. Ils parlent aussi comme s’ils imaginaient la situation vécue par d’autres et endossaient, pour un instant, l’identité de ces étrangers, dont ils adopteraient les mots.

Personne, comme souvent chez Lygre, n’a droit à un nom. « Moi » et « Mon amie » doivent brutalement quitter leur pays. S’exiler. Sans qu’on sache, jusqu’aux dernières minutes, quel cataclysme les contraint à cette fuite. Guerre ? Invasion ? Catastrophe naturelle ? Révolution ? Coup d’état ?
Face au désastre, nul ne se sent tenu à la moindre solidarité dans le melheur. « Qu’ai-je à faire du reste du monde ? » “Prendre à cœur ce que (l’autre) traverse, c’est au-delà de mes capacités.”
Pire encore : “On se sent heureux justement parce qu’on a l’impression que les autres vont plus mal.”
Pas question de fraternité, mais seulement de possession : “Nous nous avons l’un l’autre” (phrase à répétition). Les victimes se réduisent à devenir des proies pour d’autres victimes.
Même au chevet d’un(e) mourant(e), aucune parole ne sert à rien. Sauf à donner au survivant l’illusion d’”avoir été utile”.
“Moi” et “Mon amie” jouent à ce faux semblant, qui nie la vérité de leur relation dans le moment où elles voudraient la glorifier.
Avant de “jouer” (mais où est le jeu ?) à attendre “Mon mari”, qui ne viendra pas (et que, bien sûr, on n’attendra pas pour partir.)
Sous les décombres de la maison qui s’est écroulée, les emmurées s’entretuent, – jeu de rôles, encore une fois, entre “Moi” et “Mon amie”, mais qui dit tout sur leurs secrets désirs.
“Son pied atteint la gorge de sa femme. Elle ne meurt pas immédiatement. Il frappe encore plusieurs fois, jusqu’à ce qu’elle suffoque dans son propre sang et qu’elle n’émette plus aucun son.”

Au bout de l’exil, il y a une île ….

Au bout de l’exil, il y a “une île”. Est-ce enfin la liberté ? Ou simplement, comme d’habitude, une illusion, – celle d’une “nouvelle vie” ? “C’était notre pays. Nous en aurons un nouveau.” “Mon mari va venir (…) Il m’aime. Ce n’est pas fini.”
Sauf que, justement, “Mon mari n’est pas venu.”
Le voici qui apparaît, pour la première fois, en toute fin de la pièce.
Il est resté. Il a gardé la maison. “Ma maison”, dit-il. “Rester. Accepter le nouveau régime. Devenir nouveau.”
“Avec quelqu’un d’autre”. “Une étrangère” “C’est de l’amour.””Je n’ai jamais éprouvé ça avant.

Le “nouveau régime”? “On” barricade des milliers de gens dans un sorte de “hall’. “On” y met le feu. Il n’y a aucun moyen de s’échapper.
“Une nouvelle ère, disent-ils. Je ne me retrouve pas toujours dans cette nouveauté. C”esr comme si on m’effaçait. Ce que je suis, ce que je dis.”

Et pourtant il adhère. “Ça peut devenir mieux qu’avant, ici (…) . C’est ce que nous devons comprendre. Le projet derrière. (…) En faire partie, simplement (…). Ici nous avons un sens.”
Certains, comme Moi et Mon amie, s’enfuient. Beaucoup, comme Mon mari et Une étrangère, se rallient. Ils se disent heureux. Ils se disent amoureux

Nul ne songe même à résister.

Mais les derniers mots de Mon mari (et de toute la pièce) ouvrent tout à coup un autre chemin d’explication : «Je ne peux pas y arriver tout seul. »
Cpmme une demande d’absolution. Ou une excuse d’irresponsabilité. En vue d’un acquittement général.
Même pas coupables !

Le fil Boltanski

Nous ne nous sommes jamais rencontrés, jamais parlé, jamais écrit.
Et pourtant, depuis des années, un fil secret me lie, dans le silence, à Christian Boltanski. Dans l’étroite courette du Musée d’Art et d’histoire du judaïsme (MAHJ), l’artiste (il déteste le mot de “plasticien”) a tracé – dans des cartouches – les noms des quatre-vingts occupants (juifs pour la plupart) qui résidaient ou travallaient là, au 71 rue du Temple, à la veille de la catastrophe.
Parmi eux, deux noms, pour moi, se détachent : “Léon Friedmann, horloger”, “Raymond Friedmann, horloger.”
Mon grand-père et mon père.

Christian Boltanski devant le mur du MAHJ


Ils habitaient là, dans les années vingt, entassés à six dans un deux pièces sans eau courante ni toilettes, avec Rachel, ma grand-mère, et les trois autres enfants de la fratrie, tous nés à Paris, André, Ginette et Jacqueline. Puis, quand ils ont déménagé, à partir de 1928, vers des quartiers plus bourgeois, le 71 n’a plus été que le siège social de la société Léon et fils, où mon père siégeait au premier étage, à droite de la cour, au fond d’un labyrinthe noit, surveillé par sa geôlière aux yeux d’huître gris vert, – celle que vous appelez La Mère.
Je lui rendais souvent visite, les jours où je n’avais pas école (à l’Institut Dupont des Loges, près du Cirque d’Hiver, où j’étais tout à la fois le seul garçon et le seul non-catholique).
De cet Hôtel de Saint-Aignan, autrefois si bruyant, si agité, si encombré de charrois, si dérangé d’appentis de planches ou de zinc, si vivant en un mot, il ne reste aujourd’hui plus rien.
Que le porche

Jacques Frémontier pendant sa conférence au MAHJ. Derrière lui, le mur Boltanski (photo Nicolas Guilbert)

Paul Salmona, le directeur du MAHJ, qui a su redonner à ce lieu une véritable effervescence vitale, m’avait invité à raconter, devant ce mur, un peu de l’histoire de ma famille.
Quelques jours auparavant, j’avais visité l’exposition que le Centre Pompidou consacre à Christian Boltanski. Aussi éprouvè-je aujourd’hui l’envie de relire, ou de repenser, ma conférence du 24 novembre en tentant de remonter quelques-uns des fils proposés par Boltanski (qui a eu, lui, la chance de naître deux semaines après la Libération de Paris).

La chance, tout justement … Le hasard …
Il y a quelques années, au Grand Palais, dans une exposition qui s’appelait Monumenta (sans doute parce qu’il abomine les “monuments”), Boltanski avait installé une grue qui, inlassablement, piochait dans un gigantesque amas de vêtements, puis relâchait tout aussitôt sa prise. Chacun pensait à la Shoah, à la sélection au seuil de la chambre à gaz. Non, dit-il, c’est “le doigt de Dieu (…). Cette grue prenait au hasard des vêtements et les rejetait (…). C’était avant tout un travail sur un thème qui me passionne : le hasard.”
J’ai ressassé, devant le Mur Boltanski, l’histoire cent fois racontée de la fraction de seconde fondatrice, de l’iinfinitésimal instant miraculeux où tout un destin se décide.
Mes parents étaient cachés, depuis trois ou quatre mois, sous un faux nom, dans une soupente aux volets toujours fermés, au dessus de la boutique de fruits et légumes que tenaient Georges et Eva Rouquet au pied d’une tour médiévale. “Si vous avez de trop gros ennuis, leur avaient dit les deux commerçants (pour ne pas servir Vichy, il avait pris, lui, sa retraite anticipée de la Garde républicaine), n’hésitez pas à nous demander notre aide.”
C’était vers la fin de l’hiver 1943-44. J’allais avoir quatorze ans. La situation à Villeneuve-sur-Lot, où nous étions réfugiés, devenait chaque jour plus dangereuse. Un autre réfractaire de la Garde républicaine, Constantin Barbe, proposait à son tour de nous cacher dans sa ferme de la Montagne noire. Avec Ginette, vingt-deux ans, la fille des Rouquet, je seraid le premier à tenter ma chance.
Dans la gare de Toulouse-Matabiau, où nous devons changer de train, nous sommes interceptés par un barrage d’hommes en uniforme noir, la poitrine barrée d’un croissant d’acier gravé en lettres gothiques : FeldGendarme. Je tends la carte d’identité que m’a fournie le principal de con college, – celle d’un élève parti en cours d’année : Philippe Vinson.
« Schwezerin ? », demande l’Allemand, en me montrant Ginette. Je ne parviens pas à articuler un seul mot.
« Nein, nein, cousin, cousin … », répond-elle à ma place.
Il nous fait signe de passer.

Ma mère, – désormais Marthe Froment – et mon père – devenu Pierre Fournier – nous rejoignent bientôt l’un après l’autre.
Quelques seamaines plus tard, en pleine nuit, les maquisards, qui tiennent la montagne alentour, avertissent le hameau qu’une colonne de blindés allemands se dirigent vers nous. Nous nous levons en toute hâte, nous nous enfuyons – avec tous les villageois – dans la forêt. A l’aube, la Résistance nous fait savoir que les tanks ont fait demi-tour.
« Le doigt de Dieu », comme dirait Boltanski ?

Il est vrai qu’il ajoute un peu plus loin, dans le catalogue de l’exposition : « Je ne sais pas ce que Dieu veut dire » …

Jacques et son cousin Michel face au Mur de Boltanski (photo Michèle Frémontier)

Une liste de noms sur un mur. Rien qu’une liste.
« L’importance de nommer (…), c’est de définir l’humain et pas un objet (…) Le fait de penser que chacun est exceptionnel et unique. (…) C’est comme un cimetière… Ils ont tous disparu. De tous ces gens plus personne ne se souvient (…) Dans la tradition des vanitas…” Mon père est mort il y a tout juste quarante ans. J’ai oublié son odeur, le ton de sa voix … De me trouver là, à deux mètres du cartouche où s’inscrit son nom, quelque chose remonte en moi, comme une once d’admiration timide après tant d’années de rejet.
L’adolescent forcé de quitter l’école à treize ans, avec tout juste le certificat d’études, lui qui se rêvait un destin d’architecte … Les débuts dans la vie comme grouillot à la Bourse … La mallette (cela s’appellait une marmotte) où, devenu voyageur de commerce, il trimballait sa collection de bijoux et de montres … L’idée extraordinaire qu’il aurait eue, après son service militaire, d’inventer la vente à crédit par correspondance, ce qui lui avait valu de faire fortune …
Alors oui, peut-être faut-il oublier aujourd’hui ses faiblesses : son incapacité à rejoindre la Résistance (alors que tant de ses amis le lui avaient sûrement proposé) … Sa lâcheté devant ma mère, qui lui avait interdit de revoir Ginette Rouquet – notre Juste, celle qui avec ses parents nous avait sauvé la vie – parce qu’elle la soupçonnait d’avoir été sa maîtresse, aux jours de la Montagne noire … Son hypocondrie, ses maladies imaginaires …

Et même le grand-père Léon, mort en 1953 et que je n’avais jamais revu depuis le mariage de ma tante Ginette, à l’automne de 1937, où j’étais garçon d’honneur (en costume Eton !) au bras de ma cousine Nicole en longue robe bleu pâle. Nicole, arrêtée à Nice par des gendarmes français, avec sa mère Andrée, le 23 novembre 1943, embarquée le soir même pour Drancy, déportée douze jours plus tard, le 7 décembre à 12h10, dans le convoi n°64, avec 575 hommes, 422 femmes et 267 enfants. Elle avait quatorze ans.
Mon grand-père, que j’ai donc à peine connu … Je me souviens bien davantage de la grand-mère Rachel, morte le 7 janvier 1938 et, depuis lors, mes parents avaient conservé, toute leur vie, une sainte horreur du chiffre 7, dont on connait l’importance symbolique dans la Genèse et dans la Kabbale. On ne pouvait rien tenter, rien acheter, rien décider le septième jour de chaque mois. Qu’eussent-ils pensé de ma femme Michèle, que j’ai rencontrée un 7 octobre ? Peut-être est-ce à cette violation de l’antique tabou familial que je dois l’harmonie pour l’unique fois rencontrée de toute une longue vie sentimentale si souvent bousculée ….

Michèle Frémontier, lisant au MAHJ un texte de Jacques Frémontier sur l’Hôtel de Saint-Aignan avant la guerre (photo Nicolas Guilbert)

« Léon Friedmann, horloger ; Raymond Friedmann, horloger ». L’exposition de Beaubourg s’appelle “Faire son temps” (que je prends dans tous ses sens possibles, y compris le plus accablant pour le presque nonagénaire que je suis aujourd’hui).
J’aime que Boltanski s’inscrive aussi fortement sous le signe de l’horloge. Qu’il se révèle plus angoissé que moi par l’obsession du temps qui passe, par la terreur de l’âge.
Dans la courette du MAHJ, les cartouches, exposés à la pluie et à tous les vents, s’effilochent, se décolorent, se décollent du mur, tombent parfois en lambeaux. Boltanski les rafistole, les recolle, laisse volontarement apparaître les traces de ce qui n’a pas résisté à l’usure. Des couches se superposent. Cela fait désormais partie de l’œuvre.
Depuis peut-être vingt ans que je parcours les salles du Musée, je cherche en vain une trace. Inutile de cultiver la nostalgie. Le Marais, que ses habitants d’autrefois appelaient le Pletzl (la Petite place), cet espace imaginaire où s’entrecroisaient la mémoire – toujours refoulée, jamais regrettée – du schtetl et l’espérance – toujours plus vivace, malgré les déceptions – d’une intégration, d’une fusion, d’une assimilation dans la société française, a définitivement disparu. Il ne reste, à part de minuscules îlots de méditation religieuse, qu’une judéité de folklore. Grâces soient rendues au MAHJ de nous en conserver au moins l’histoire.

Pour l’anniversaire de mes quarante ans, ma compagne de l’époque m’avait offert un chronomètre Bulova Accutron, dont on pouvait déchiffrer engrenages et mécanismes à travers la transparence d’un boîtier tout entier de verre. Trente-cinq ans plus tard, ma famille de cœur, – celle qui assistait à ma conférence il y a quelques jours – me faisait don d’une montre plus discrète, où elle avait fait graver ma date de naissance et les mots “Amour/Amitié”.
Je la porte encore.

Trois petits-enfants de Léon, un dimanche au MAHJ. De gauche àn droite : Michel, Arlette et Jacques (photo Nicolas Guilbert)

La mur Boltanski n’est pas le seul, dans le Marais, à afficher une liste de noms. Le Mur des 76 000 déportés au Mémorial de la Shoah, le Mur des Justes rue Geoffroy-l’Asnier semblent lui faire concurrence.
La différence, c’est le silence.
Les deux autres Murs expliquent ce qu’ils sont. Dans un bref récit, gravé dans la pierre, ils racontent leur mission.
Le Mur Boltanski se tait. Qu’est-il arrivé à ces gens dont seuls le nom et le métier nous sont révélés ?
Nous revivons, ou nous imaginons, le temps de l’angoisse, au printemps 1945, quand nous guettions les listes, publiées dans les journaux, ou affichées chaque jour à l’hôtel Lutetia.
C’est dans ce silence, dans cette incertitude que réside la force de l’œuvre de Boltanski.
Le mur des Justes, le mur des déportés font œuvre d’Histoire.
Le Mur Boltanski fait œuvre de création, fait œuvre d’art.

« Il faut qu’il y ait constamment quelque chose qui trouble. Si tu vois une légende à un tableau, elle te rassure. Si tu ne sais pas exactement ce que tu vois, l’inquiétude peut être plus grande. Et quand je dis l’inquiétude, je dis l’émotion. »

Christian Boltanski aime brouiller les cartes. Il adore pratiquer ce qu’il appelle le « leurre ».

« J’ai fait ce petit livre des « 10 portraits photographiques de Christian Boltanski, 1946-1964 ». Il s’agissait de photographies prises par Annette Messager au parc Monsouris mais, à chaque fois, c’est un autre enfant à une date différente ; il suffit de regarder pour comprendre que c’est un leurre. »
Pourquoi cette mystification ? Sans doute, dans un premier temps, pour déjouer le piège du « réalisme ». En pleine vogue de la figuration narrative, Boltanski revendique l’envie de congédier une certaine Histoire, de répudier un certain discours idéologique. « Non, proclame-t-il à sa façon, je ne suis pas là pour dévoiler LA vérité, pour démasquer la société. »
Plus profondément, il fuit la tentation du retour sur soi, de l’auto-fiction qui commence à triompher en littérature. Il feint l’auto-portrait, proclame sa duplicité, mais – par sa ruse, ou sa procrastination – réussit à nous parler plus subtilement de lui-même.
Face au Mur qu’il illustre avec MON histoire, je dirais
que j’emprunte le chemin inverse. Je consens à ME raconter, parce que j’ai été parfois un figurant (ou une semi-victime) de l’irracontable.
Mais, dans le même temps, je m’efforce de dissiper les leurres. Toute famille invente ses mythes, se rassure avec ses mensonges.

Chez les Friedmann, le plus joli mythe s’appelle Schulin. Même son prénom, voire son nom, ne sont guère assurés. Certains documents le nomment Schulin ben Israël, d’autres Schalom Israelovitch, son acte de décès se contente de Schulin Friedmann.
Gloire lui soit rendue ! C’est le premier immigrant, le pionnier de la découverte du monde, celui à qui mon père et moi-même devons d’être nés français.
Il était né, lui, en 1852, à Mahala, en Galicie (c’est-à-dire dans la parie de la Pologne annexée en 1772 par l’Empire austro-hongrois). Il émigre, à une date que j’ignore, en Roumanie. – très exactement à Felticeni, où naissent ses quatre premiers enfants (dont le grand-père Léon en 1880)
A l’automne 1893, Schulin décide de quitter la Roumanie. J’ai lu, dans l’Histoire universelle des Juifs d’Elie Barnavi, que c’était l’année où le gouvernement roumain avait décidé d’interdire aux Juifs l’accès à l’enseignement public.
Il part avec sa femme Malka, 35 ans, enceinte, et ses trois fils, Pinhas, 18 ans, Michel, 13 ans, Léon, 12 ans.
Ils arrivent à Paris en mai 1894. Ils s’installent au 34 rue des Tournelles.

Aux yeux de mon père, Schulin, son grand-père, était l’incarnation exécrée de ce que la religion juive pouvait avoir de pire : un homme d’une piété maniaque qui consacrait sa vie à l’étude de la Torah et laissait sa femme ou ses enfants pourvoir aux nécessités de la survie du ménage.
Pour une autre partie de la famille, c’était un héros, un martyr, un vieillard qui avait été assassiné par des nervis fascistes à la sortie de la synagogue de la rue Pavée, le jour de Kippour 1920.
Je décidai d’enquêter sur Schulin, comme s’il se fût agi d’un fait divers dont le journal que j’avais autrefois dirigé eût fait son régal.

La cousine Michèle Crouzet semble s’amuser beaucoup de la conférence. (Photo Nicolas Guilbert)

Je vous épargne le récit détaillé de mes recherches : synagogue de la rue Pavée, carré juif du cimetière de Bagneux, Bibliothèque nationale (pour la lecture des journaux de l’automne 1920), Archives nationales (pour les dossiers des Renseignements généraux sur les groupes d’extrême droite à cette époque) …
Rien de rien. Pas la moindre trace.
Il me restait à explorer les archives de la police parisienne.
Musée de la police. Hôtel de police du 5ème arrondissement. Deuxième étage.
« Rien de plus simple, m’explique l’archiviste. Compte-rendu analytique des mains-courantes du commissariat du quartier Saint-Gervais, année 1920, cote CB1461 »

“N°1588

Direction de la Police judiciaire
Friedmann Schulin, 68 ans, brocanteur, 26 rue du Bourg-Tibourg
et
Chassat René, né à Blois (Loir-et-Cher) le 8/08/1890 de Joseph et de Besse Louise-Clotilde, célibataire, tourneur, domicilié 16 rue de Gergovie
Coups et blessures
Rapport des gardiens Freyssac et Gilbert du 4ème arrondissement. Le 18, à 7 heures du matin, passant à l’angle des rues des Ecouffes et du Roi-de-Sicile, a été, sans provocation, frappé par Chassat de deux coups de poing à la figure et de coups de pied à terre. Porte plainte. Fournira certificat médical.
Chassat reconnaît. il dit qu’hier il a eu une altercation avec Friedmann et que, le rencontrant ce jour, il l’a frappé par ressentiment. Confronté Friedmann dit n’avoir eu d’altercation avec personne. Chassat répond qu’il y a eu peut-être erreur de personne. Le plaignant ne présente qu’une légère ecchymose à la partie moyenne du bas du nez.”

Tout est donc faux. Fabulé. Fantasmé
Et le reste de l’histoire ? Le vieillard abîmé en méditation sur la Torah ?
C’est là qu’intervient un personnage étonnant, Gérard Abramovici, un généalogiste à l’ancienne, qui se refuse à l’usage de l’ordinateur – et même de la simple machine à écrire – et qui, toute sa vie, a accumulé une documentation gigantesque sur toutes les familles ashkénazes de Paris.
Il a retrouvé le dossier de police de mon arrière-grand-père, préalable à l’instruction de sa demande de naturalisation. Schulin, accuse le rapport officiel, se livre, avec ses deux fils aînés, au trafic de reconnaissances du Mont-de-Piété. Pendant la guerre de 1914, il achète « toute marchandise, et surtout de la bijouterie”, chez Ma Tante (comme on appelait le prêt sur gage municipal), et revend ses trouvailles dans un café de la rue des Francs-Bourgeois, Le Galopin, “en compagnie – je cite – de coreligionnaires.” Son fils Pinhas – le frère de Léon – récolte un mois de prison avec sursis pour banqueroute simple.

Exit le martyr. Exit le saint homme.
D’autant:= plus extraordinaire, cette fable de l’arrière grand-père, le héros inventé de toutes pièces, d’autant plus dérangeante que nous avions sous la main, pour exactement la même période, un héros véritable, un héros dont personne ne m’avait jamais parlé, dont personne ne possède plus la photo : Benjamin Blasberg, le frère de ma grand-mère Rachel, c’est-à-dire mon grand oncle, né à Paris dans le Marais en 1883, soldat de 2ème classe au 346ème régiment d’infanterie, tué à trente-quatre ans, le 7 avril 1917, au combat de Grande-Taille, en forêt de Parroy, près de Lunéville.

Il y a neuf ans, au Grand Palais, Boltanski avait installé une cabine où chaque visiteur pouvait faire enregistrer les battements de son cœur. Ma femme et moi, nous nous étions prêtés au jeu.
Quelques années plus tard, nous nous trouvions sur l’île de Teshima, dans la Mer intérieure du Japon. Là, sur une plage solitaire, au bout de l’île, Boltanski avait finalisé son projet : un musée des archives du cœur. Une simple cabane de bois que l’on découvre après une marche en forêt, puis le long du rivage, à un kilomètre ou deux d’un village de pêcheurs.
Dans une pièce tapissée de carreaux d’insonorisation noirs, plongée dans la pénombre, nous avons écouté, ma femme et moi, chacun à notre tour, les battements de notre cœur.
Jamais sans doute nous n’avions éprouvé une telle sensation charnelle de la fragilité de notre vie. Mais aussi de quelque chose qui ressemblait à un fragment d’éternité. Qui témoignait d’une sorte de communion par delà la mort.
Le fil secret qui me lie à Boltanski fait parfois plus qu’à moitié le tour du globe.

Il y a au moins trois ambiguïtés, trois vacillations de la vérité dans les cartouches de Christian Boltanski.
Le nom : mon père a vécu ses vingt dernières années sous le nom de Frémontier. Quand j’ai changé de nom, il y a tout juste soixante ans, il m’a demandé l’autorisation de s’appeler désormais comme moi.
Le métier : Il n’a jamais été « horloger ».
Le voisinage avec Léon : Il aurait sans doute été fort chagrin de se retrouver, pour les siècles des siècles, en compagnie de son père Léon, avec lequel il n’a plus jamais échangé un seul mot après la mort de sa mère, en janvier 1938.

A la recherche de l’escalier qui menait autrefois au labyrinthe où trônait le Père (photo Michèle Frémontier)

Boltanski n’est ni historien ni archiviste
L’ambigüité – ici tout à fait involontaire – fait partie essentielle de l’œuvre.
Elle y introduit un biais, une distance.
Elle est constitutive de l’art.

A quelques mètres du mur Boltanski, au pied d’un escalier de pierre, on découvre une autre liste de noms. Ce sont les donateurs du MAHJ. On peut y lire “Michèle et Jacques Frémontier”.
Voici donc l’unique lieu du monde où j’apparais sous mes deux incarnations : Friedmann dans un escalier, Frémontier dans l’autre.
J’aime que ce dédoublement, ou ce redoublement, s’opère dans un Musée d’histoire et d’art du judaïsme.

Venise, la Kabbale et le mentir-vrai

En ce temps-là, j’étais au bord de perdre la vue. Guidé par Michèle et par quelques uns des fidèles de la tribu, j’errais de palazzi en musées, d’églises en cabinets de curiosités, sans jamais vraiment voir Venise.
Dès le premier matin, nous entrons par hasard dans une église – les Santi Apostoli -, où, en vingt ans et plus de pérégrinations vénitiennes, nous n’avons jamais pénétré. Le maître-autel nous offre aussitôt un étonnant Tiepolo, un Tiepolo de méditation religieuse et non de masques ni de fêtes : La Dernière communion de Sainte Lucie.
Au pied de la vierge martyre, tout en bas et presque en dehors du tableau, les yeux que le bourreau lui a arrachés gisent sur un plat d’argent, à côté du poignard qui a consommé le sacrifice.
Je ne parviens pas à voir le maître-autel, plongé dans l’ombre. Michèle le photographie avec son téléphone, augmente la luminosité et les contrastes.
Je vois.

Tiepolo : La dernière communion de Sainte Lucie

“N’est-ce pas un signe qui t’est envoyé ? interroge Cécile, dont la grand-mère, devenue aveugle, s’appelait Lucie (et est morte un 10 avril, date où j’ai cru, moi aussi, perdre mon unique œil valide)
Michèle allume un cierge.
Sa propre grand-mère était institutrice à l’école Braille. Sur la cheminée de notre salon, un petit chien en pâte à modeler, œuvre des élèves de sa classe, témoigne de ce passé.

La Biennale a cette vertu d’ouvrir aux visiteurs des dizaines de palazzi dont les propriétaires se réservent, le reste du temps, le privilège exclusif d’en admirer les beautés. Le Palazzo Michiel, sur la strada nuova, présente une exposition sur le design international. Pas de quoi exciter notre curiosité : nous ne nous y aventurons que parce qu’il commence à pleuvoir.
Tout à coup, Nicolas – la mari de Cécile – pousse un cri : « Giacomo, Giacomo, viens voir ! »
Il faut savoir, pour comprendre notre étonnement, que le plafond de la Chapelle Sixtine a été, un mois plus tôt, le dernier éblouissement du dernier jour (du moins le croyais-je) de ma vie de voyant.
Au fond d’une salle du Palazzo Michiel, m’attend une installation en polystyrène translucide représentant cet au-delà ou cet en-deçà de la création du monde.

Italy, Rome, Vatican City, Michelangelo’s « Creation of Adam » fresco painting.

Et, pour la première fois depuis l’accident, je me rends soudain compte que je suis capable de distinguer, dans la brume, dans le flou, les contours, la forme vague de cette image primitive, de ce geste fondateur.
Sainte Lucie et Adam, en moins d’une heure !
Le palazzo s’appelle Michiel, la créatrice de l’installation Mikaela ! Comme si Michèle était, elle aussi, montrée du doigt, désignée comme médiatrice, interprète, haruspice, – spécialiste de l’art divinatoire de lire mon avenir dans les entrailles des œuvres ainsi dévoilées

Michèle, tout justement, déchiffre depuis le vaporetto une banderole sur une façade du Grand Canal : Love is blind, blind for love. A deux pas de la station San Tomà, – ce Saint-Thomas qui disait : « Je ne crois que ce que je vois. »
Nous nous mettons en quête de ce Palazzo Tiepolo Passi, introuvable sur les cartes.
Portes fermées. Nulle réponse à nos coups de sonnette.
Une jeune femme blonde, pulpeuse, élégante apparaît soudain dans l’impasse où se dissimule le palais. Elle s’enquiert de notre vacarme. C’est Caroline Lépinay, la commissaire de l’exposition.
Nous nous expliquons. Elle propose d’ouvrir le palais pour nous tout seuls.
En haut des marches, nous sommes accueillis par un guide à canne blanche.
« Il s’agit, nous dit Caroline, de faire ressentir charnellement au visiteur ce que vit, ce que voit un aveugle. C’est pourquoi nous proposons à chacun de se bander les yeux et de découvrir l’exposition en palpant les œuvres avec les doigts, en écoutant les sons et les musiques, en humant les parfums … »
Toute la scénographie tourne autour des amours d’Eros et de
Psyché (le désir et l’âme). L’entrée en scène d’Agapé (l’amour pur) sublime le lien charnel et ouvre la voie à une illumination spirituelle.
Ce que je vis, ce que je sens, ce que je pense se transforme en apologue « morale ».
Je deviens matière (si j’ose dire) à fable édifiante.

Un œil légèrement agrandi, avec la carnation ombrée de la paupière tendant sur le bleu, le rose ou le vert. Dans la transparence de l’iris se lit un autoportrait, une silhouette, le décor d’une chambre ou d’un jardin.
Un œil, des dizaines d’yeux, encadrés d’un filet d’or, d’argent ou de platine, collés sur des plaques d’acier noir. Les uns au sommet de tiges dressées vers le ciel, les autres collés sur un rideau de gaze verte.
Au palazzo Grimani, superbement restauré, Sandro Kopp, un artiste dont on ne comprend pas s’il est néo-zélandais, canadien ou suisse, consacre deux salles à une exposition qui s’appelle l’Occhio – L’œil.

Leonard de Vinci, L’œil

Les signes, encore les signes !
Je suis submergé, je suis désemparé.
Venise n’est plus, cette année, qu’une forêt de signes. La cécité devient une mode, un lieu commun, un topos.
Et si cette abondance signifiait simplement que des artistes prennent enfin conscience de la cécité du monde ? De leur aveuglement devant la disparition de la beauté ? Devant le vide infini qui accable l’univers ?

Les signes ne viennent ni du Ciel ni de l’Enfer, mais de moi-même.
Il n’y a de signes que si je suis en attente de signes.
Moi, ou pire : les autres.
Les signes intriguent et séduisent d’autant plus qu’ils n’expliquent rien, qu’ils se contentent de déplacer la frontière de l’inconnaissable.

Et s’ils naissaient des eaux métalliques, des miroirs liquides de la Lagune ? Si j’étais tout simplement en train de devenir un vrai citoyen de la Sérénissime ?
Superstitieux. Sensible au mystère du moindre souffle du sirocco ou de la bora. Familier des fantômes masqués qui hantent les calli la nuit.

Le mentir-vrai, voilà peut- être la clé secrète, le talisman qui nous permettrait d’entr’ouvrir le coffre aux arcanes, peint de ce bleu unique, – le bleu Tiepolo -, couleur à la fois de la fête et de l’angoisse de la fête : à Venise, tout dit le vrai et tout dit le faux.
Giacomo Casanova en est le metteur-en-scène caché, l’ordonnateur des énigmes.

Portrait of Giacomo Casanova, c. 1750. Found in the collection of State History Museum, Moscow. Artist : Casanova, Francesco Giuseppe (1727-1802). (Photo by Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images)

Rappelons-nous la scène primitive : Giacomo, vingt-et-un ans, ex-séminariste, ancien galérien, chassé d’un peu partout, violoniste au théâtre San Samuele, rentrant chez lui au sortir d’un bal, aperçoit, en fin de nuit, “un sénateur en robe rouge qui allait monter dans sa gondole.”
L’homme – Monsieur de Bragadin – laisse tomber une lettre. Giacomo la ramasse et la lui rend.
Tout d’un coup, crise cardiaque. Massage, appel d’un médecin. Saignée. Cataplasmes. Rien n’y fait. L’homme va mourir.
Le médecin lui fait « une onction de mercure sur la poitrine ». Le mal empire. Giacomo prend la situation en main : il enlève l’emplâtre, lave le malade avec de l’eau tiède. Mieux immédiat. « Doux sommeil ». Fureur du médecin.
« Il en sait plus que vous », lui dit Bragadin, en désignant Giacomo.
« Me voilà devenu le médecin d’un des plus illustres membres du Sénat de Venise. »
Et de prescrire son nouveau traitement : « du régime, et la nature fera tout le reste. »
Belle leçon de vérité, au milieu de ces mensonges ou de ces ignorances.
M. de Bragadin est persuadé que son sauveur « possède quelque chose de surnaturel ». « Pour ne pas choquer sa vanité (….), j’ai pris l‘étrange expédient de lui faire la fausse et folle confidence que je possédais un calcul numérique par lequel moyennant une question que j’écrivais et que je changeais en nombres, je recevais, également en nombre, une réponse qui m’instruisait de tout ce que je voulais savoir. M de Bragadin dit que c’était la clavicule de Salomon, ce que le vulgaire appelait cabale».
Casanova, lui, préfère parler de sa « pyramide.”

Voici donc, cette fois-ci, Giacomo devenu « kabbaliste », en pleine parodie de la guematria, – l’opération quasi magique qui fait permuter nombres et chiffres et permet de lire autrement les textes sacrés, de leur donner un autre sens, totalement différent de la lecture littérale.
C’est le début de la fortune de Casanova. ”Dieu, lui dit Bragadin, ordonna à ton ange de te conduire entre mes mains (…). Si tu veux être mon fils , tu n’as qu’à me reconnaître pour père (…) et je te traiterai comme tel jusqu’à ma mort.”

Giacomo lui a menti, mais il lui a vraiment sauvé la vie. En refusant la vérité officielle. Il ne s’est jamais menti à lui-même et encore moins à nous autres, ses lecteurs.
“J’ai pris, écrit-il, le parti le plus beau, le plus noble, le seul naturel : celui de me mettre en état de ne plus manquer de mon nécessaire.”

Casanova fait preuve d’une certaine ironie, lorsqu’il évoque, à propos de Bragadin, “ la faiblesse de donner dans les sciences abstraites” (il veut dire “occuites” ou “hermétiques”).
Venise a pourtant été, au début du XVIème siècle, après l’expulsion des Juifs d’Espagne, un des hauts lieux de la Kabbale. Les textes de Cordovero ou d’Isaac Luria y parviennent, en manuscrits, deux ou trois ans à peine après qu’ils ont été publiés à Safed, en Galilée. Pic de la Mirandole y introduit la Kabbale chrétienne, qui connaît de beaux jours avant que la Contre-Réforme n’y mette bon ordre.
Un moine franciscain kabbaliste, Francesco Zorzi (1466-1540) y joue un rôle à la fois théologique et politique que raconte avec une certaine drôlerie érudite la chercheuse allemande Verena von der Heyden-Rynsch (Le Rêveur méhodique, Gallimard, 2019).
Le pape Clément VII et le roi d’Angleterre Henry VIII se mettent d’accord pour confier au moine la très délicate mission de répondre, en tant que spécialiste de l’Ancien Testament, à une question-piège : peut-on autoriser, en bonne théologie, le divorce du souverain anglais d’avec Catherine d’Aragon, et son re-mariage avec Anne de Boleyn ? Le Lévitique dit oui (parce que Catherine a été la femme de son frère). Le Deutéronome dit non (parce qu’une telle pratique – le lévirat – est la loi pour les Juifs).
Francesco, qui penche d’abord du côté d’Henri VIII, finit par s’y casser les dents. Il tourne quelque peu casaque. Dit-il vrai ? Dit-il faux ? Il ne le sait peut-être plus lui-même.
“Fair is fool and fool is fair”. Le chant des sorcières de Macbeth, parti de la lande écossaise, empoisonne parfois jusqu’aux calli et aux campi de Venise. Kabbale, magie blanche ou noire, la ville est travaillée par l’occultisme, par la sorcellerie.

Y eut-il jamais romancier anglo-saxon plus vénitien qu’Henry James (1843-1916) ? Les Papiers d’Aspern (1887), que je relis pour la troisième ou quatrième fois avec une curiosité et un plaisir toujours plus vifs, sont le fruit de trois séjours dans les palais de trois de ses compatriotes.
Un critique littéraire américain se jure de récupérer les papiers que Jeffrey Aspern, un célèbre poète de la génération des années 1820, a sûrement laissés chez une ancienne maîtresse, miss Bordereau, à qui il aurait écrit de très belles lettres d’amour. Soixante ans plus tard, la vieille dame refuse énergiquement de montrer ses trésors. Le jeune critique imagine de louer un appartement dans le palais vénitien, où elle s’est retirée avec sa nièce, miss Tina, qui doit – elle – frôler la cinquantaine.
Commence alors, entre les trois personnages, un éblouissant jeu de mentir-vrai, où les vénitiennes d’adoption se révèlent plus coriaces que l’innocent barbare.
Il s’invente un faux nom. “Hypocrisie, duplicité, voilà mon unique chance”. D’emblée, miss Bordereau se méfie. Miss Tina est plus candide ; elle avoue ingénuement les raisons de sa tante pour accepter un locataire si suspect : “c’est l’idée de l’argent”, dit-elle (mille francs or par mois, ce qui est – pour l’époque – un loyer pharamineux). Elle précise même : “l’argent est pour moi”. La vérité (au moins partielle) est, dans sa bouche, une arme. De déstabilisation et (croit-elle sans doute) de séduction.
Aspern devient un fantôme complice. « Je l’avais invoqué et il était venu : il errait autour de moi la moitié du temps. » Et miss Bordereau ? « Un observateur aurait pu supposer que je tentais de lui jeter un sort. »
Donnerait-il, lui aussi, dans les « sciences abstraites » ?
Le palazzo Ventimiglio, théâtre de l’affrontement, « n’était pas particulièrement ancien, il n’avait que deux ou trois siècles et Il avait un air non tant de ruine que de découragement, comme si, plutôt, il avait manqué sa carrière. »
Le jardin et le balcon y sont les lieux de la séduction, donc – plus que jamais – du mentir-vrai. La sala (toujours dite en italien) est réservée aux rencontres à trois, toujours trompeuses. La chambre de miss Bordereau est l’antre du secret (le butin recherché : les papiers) et celui de la mort.
Tel est pris qui croyait prendre : c’est le narrateur, prisonnier des pièges que lui tendent les deux femmes, qui est peu à peu acculé à la vérité, et non pas elles. Il dit tout.
L’incroyable chantage de miss Tina consomme sa défaite. Personne n’a gagné au jeu.
Sauf peut-être le fantôme d’Aspern, qui garde à tout jamais son secret.

Henri de Régnier, L’Entrevue, avec des gravures sur bois de Clément Serveau

Qui lit encore Henri de Régnier (1864-1936) ?
Je partage avec cet esthète un peu oublié une passion pour Venise (où il a vécu plusieurs années) et une amitié avec un peintre français, Clément Serveau (1886-1972), qui a illustré ses œuvres de belles gravures sur bois et qui, réfugié – comme nous – à Villeneuve-sur-Lot, a plusieurs fois peint pendant l’Occupation le portrait de ma mère (dont il avait caché les bijoux, à l’abri des Allemands et de Vichy, sous les plinthes de son salon).
Le court roman d’Henri de Régnier, L’Entrevue (1906, réédition Récits vénitiens, La Bibliothèque, Paris 2004), épouse de façon quelque peu surprenante la même structure que les Aspern Papers.
Comme chez James, un trésor disparu à retrouver : non plus des lettres d’amour, mais un buste XVIIIème mystérieusement « échappé » d’une vitrine au Musée civique.
Comme chez James, un palais encore plus délabré – le palazzo Altinego – où un jeune Américain loue des chambres, sur la recommandation d’un étrange entremetteur, à deux vieilles dames.
Comme chez James, tout part d’un mensonge, ou du moins d’une dissimulation : l’entremetteur se garde bien de révéler quel aristocrate vénitien représentait le buste disparu et qui était l’ancien propriétaire du palazzo.
Sauf qu’il n’hésite pas, lui, à citer directement la Kabbale. « Prentimaglia (l’entremetteur) se vante, écrit-il, de savoir la Kabbale et que les Gnômes et les salamandres n’aient pas de secret pour lui. Il paraît qu’il est capable de construire « la pyramide » comme le faisait Casanova pour le sénateur Bragadin. »
La filiation est ici revendiquée. Sous les apparences de la dissimulation, la vérité est d’emblée révélée,.
Le mentir-vrai reste la loi.

Si l’on s’en tient aux apparences, la Venise d’aujourd’hui n’est plus que la somptueuse mise-en-scène d’un mensonge.
Du pont du Rialto, à peu près impraticable au milieu de la foule, regardons autour de nous. Le Fondaco dei Tedeschi, qui vient d’être restauré, a retrouvé sa fière allure. Poussons-en les portes : nous découvrons, consternés, un mélange de bazar chinois et de mall à l’américaine.
Jetons un œil sur le Grand Canal : des dizaines de gondoles s’agitent en tout sens, pleines à ras bord de touristes braillards pour qui des barcaroi hilares chantent des airs napolitains.
Au Gritti ou au Harry’s Bar, la casquette à l’envers, la chemise hawaïenne, le short et les tongs se sont imposés comme l’uniforme des rejetons de Hemingway et de Peggy Guggenheim.
Parfois même la Ville proclame fièrement son propre mensonge. En 2017, Damien Hirst a monopolisé les deux musées de François Pinault – la Punta della Dogana et le Palazzo Grassi – pour tenter de nous faire croire au naufrage d’une galère, au IIème siècle après Jésus Christ, où un collectionneur aurait accumulé des œuvres venues du monde entier (y compris d’une Amérique qui restait encore à découvrir …), qu’une armée de scaphandriers et de plongeurs auraient sauvées des abîmes de l’océan.
« Galère », « naufrage » : l’inconscient ne prend plus la peine de se masquer.

Damien Hirst : une fausse statue antique au Palazzo Grassi

Et pourtant nous y revenons chaque printemps, ou chaque été.
A Venise, le Diable choisit ses quartiers. Il suffit de le fuir.
San Marco ? La Riva degli Schiavoni ? La « rue de la mort » – celle des boutiques de luxe ? Zones interdites.
Les musées (sauf le Guggenheim) et les églises (sauf San Marco) sont toujours vides.
Je me garderai de vous dévoiler où nous retrouvons la vérité qui se dissimule sous le mensonge.

Notre fascination partagée pour Venise n’est peut-être après tout qu’un des subterfuges de l’amitié.

Royaume des femmes, royaume des écrivains

Il me plaît que le Val-de-Loire s’enorgueillisse d’être resté, pendant près de six siècles, le vrai – peut-être le seul – royaume des femmes.
Aux derniers jours de l’été, nous y avons dérivé de reine en favorite, de duchesse en milliardaire, de pédégère en chef(fe) de meute.

Est-ce Chenonceau mon château préféré ?
J’aime qu’il se blotisse, qu’il se reflète, qu’il s’encocoune dans les eaux matricielles du Cher. Qu’il s’ouvre en sa galerie et se ferme en ses douves et ses remparts. Qu’il serve de pont entre deux rives, entre deux mondes : entre le Moyen-Age (dont il reste la Tour des Marques) et la Renaissance, entre – il y a soixante-quinze ans – la zone occupée et celle qu’abusivement l’on baptisait “libre”.
« Je ne sais quoi d’une suavité singulière et d’une aristocratique sérénité transpire du château de Chenonceau, écrit Flaubert. C’est paisible et doux, élégant et robuste. Son calme n’a rien d’ennuyeux et sa mélancolie n’a pas d’amertume. »

Chenonceau : un pont entre deux mondes

Ici deux femmes se sont affrontées, il y a six siècles, en un combat qui, selon les jours, relevait de l’épopée ou du vaudeville, du roman courtois ou du polar. Catherine de Médicis, l’épouse légitime d’Henri II, contre Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, la favorite, la “putain du roi”.
Balzac, admirateur inconditionnel de Catherine, raconte qu’Henri avait offert le château à sa maîtresse pour la consoler d’un pamphlet en vers latins qui l’avait accablée : le poète l’y accusait d’avoir “acheté ses dents et ses cheveux” (elle avait dix-neuf ans de plus que son royal amant !)
Catherine, tout en feignant la plus grande amitié pour sa rivale, n’avait pas ménagé ses efforts pour s’en débarrasser : profitant d’une maladie de sa dangereuse aînée, elle avait organisé à Chenonceau, pour son mari infidèle, “un magnifique ballet” de six jeunes filles, parmi lesquelles sa parente “miss Fleming, la plus belle personne qu’il fût possible de voir, apprécie Balzac, blonde et blanche.(…) Le roi ne résista point ; il aima miss Fleming, il eut d’elle un enfant naturel, Henri de Valois, comte d’Angoulême. Diane pardonna.”

Diane de Poitiers : tant admirée des peintres et des poètes


De la belle Diane, tant admirée des peintres et des poètes, il ne reste ici qu‘un portrait assez académique en Diane chasseresse, où elle se dresse, impassible, entourée de putti, sur les marches d’un palais.

La mort d’Henri II, tué en tournois – sur l’actuelle place des Vosges – le 30 juin 1559, donne la Régence à la reine Catherine qui s’empresse tout aussitôt de chasser sa rivale, en échange du château de Chaumont, encore inachevé, …. et grévé de dettes.
Chenonceau devient alors le théâtre de fêtes somptueuses – les « Triomphes » -où son plus jeune fils Henrl (le futur Henri III, alors roi de Pologne) s’affiche en femme. Le Triomphe de 1557, qui a, selon les chroniqueurs, coûté plus de cent mille livres, est raconté, avec un certain effarement, dans le Journal de Pierre de l’Estoile : « En ce beau banquet, les plus belles et honnêtes femmes de la Cour à moitié nues, ayant leurs cheveux épars comme épousées, furent employées à faire le service avec les filles des Reines qui étaient vêtues de damas de deux couleurs. »
Dans l’espoir de lui faire changer de mœurs, Catherine offre – toujours à son fils Henri – “un souper de femmes nues dans la Grande galerie du château”, ce qui – constate Balzac – “ne le fit point revenir de ses mauvaises habitudes.”

Catherine de Médicis : son miroir lui dit même l’avenir

Sautons cent soixante-quinze ans. Le fermier général Claude Dupin rachète Chenonceau. Sa femme, Louise – vingt-sept ans -, elle-même fille naturelle de Samuel Bernard (le banquier protestant de Louis XIV), y tient (en partage avec son hôtel parisien) l’un des plus brillants salons d’esprit : Rousseau, Voltaire, Ƒontenelle, Buffon, Condillac, Montesquieu, Marivaux, Madame du Deffand s’y donnent rendez-vous.

Louise Dupin propose à Rousseau d’être son secrétaire particulier, puis le précepteur de son fils.
Jean-Jacques, émerveillé, raconte dans les Confessions leur première rencontre (à Paris, rue Plâtrière, non à Chenonceau) : “Madame Dupin était encore, quand je la vis pour la première fois, l’une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m’était tout nouveau. Ma pauvre tête n’y tint pas. Je me trouble. Je m’égare. Et bref, me voilà épris de Madame Dupin (…) Elle chante, s’accompagne au clavecin, me retient à dîner. Il n’en fallait pas plus pour me rendre fou. Je le devins.”

Louise Dupin : « une des plus belles femmes de Paris »


Un portrait par Nattier, tout de grâce, d’intelligence, de finesse, nous permet encore de partager la folie de Jean-Jacques.
Le beau-fils de Louise Dupin, marié en secondes noces avec Marie-Aurore de Saxe, fille naturelle du maréchal de Saxe, sera le grand-père paternel d’une certaine Aurore Dupin, plus connue sous le nom de George Sand.

George Sand : un lien de famille avec Chenonceau

Le chocolatier Henri Menier achète Chenonceau en 1913, puis meurt quelques mois plus tard. Son fils, le sénateur Gaston Menier, participe à l’effort de guerre en installant à ses frais dans le château un hôpital militaire de deux cents lits, où sa belle-fille Simonne (avec deux n), infirmière-major, soigne les blessés.
Ce sera la dernière Dame de Chenonceau (et peut-être du Val de Loire).
Il n’y a plus de Reine, fût-elle métaphorique. Y-a-t-il encore un Royaume ?
Une femme, Laure Menier, gère aujourd’hui (fort bien) le château et le domaine.
Le temps est venu des administrateurs.

Le châteur de Chaumont : un refuge grévé de dettes

Revenons quelques saisons en arrière et suivons Diane de Poitiers à la trace. Catherine lui offre donc Chaumont en dédommagement de Chenonceau.
Mais l’ombre de la Reine, pourtant si laide, éclipse encore la silhouette, tellement plus séduisante, de la favorite. Elle le doit à ses astrologues, Nostradamus et Cosimo Ruggieri, dont une pièce du château conserve les instruments. C’est ici que, selon la légende, le second – le Florentin – lui prédit la fin de la dynastie des Valois : il fit apparaître dans un miroir la figure de ses trois fils, François, Henri et Charles. Chacun règnerait autant d’années que le miroir ferait de tours sur lui-même : François II, un ; Charles IX, treize ; Henri III, quinze. Le compte se révéla bon.
Peut-être au fond que la trace la plus convaincante de la belle Diane se trouve, non dans ces murs, mais dans un de nos livres-culte, La Princesse de Clèves, qui en fait un portrait sans indulgence : « La duchesse de Valentinois était de toutes les parties de plaisir, et le roi avait pour elle la même vivacité et les mêmes soins que dans les commencements de sa passion. Mme de Clèves, qui était dans cet âge où l’on ne croit pas qu’une femme puisse être aimée quand elle a passé vingt-cinq ans, regardait avec un extrême étonnement l’attachement que le roi avait pour cette duchesse, qui était grand-mère, et qui venait de marier sa petite-fille. Elle en parlait souvent à Mme de Chartres.
« Est-il possible, Madame, lui disait-elle, que le roi en soit amoureux ? Comment s’est-il pu attacher à une personne qui était beaucoup plus âgée que lui, qui avait été maîtresse de son père, et qui l’est encore de beaucoup d’autres, à ce que j’ai ouï dire ?

  • Il est vrai, répondit-elle, que ce n’est ni le mérite, ni la fidélité de Mme de Valentinois qui a fait naître la passion du roi, ni qui l’a conservée, et c’est aussi en quoi il n’est pas excusable.”

Sautons encore deux siècles. Chaumont a de nouveau changé de mains. Les nouveaux propriétaires, les Le Ray, participent activement à la guerre d’Indépendance américaine. Exilée de Paris par Bonaparte, Germaine de Staël profite, au printemps 1795, de l’hospitalité des nouveaux châtelains, la plupart du temps retenus en Amérique. Son amant, Benjamin Constant, vingt-huit ans, vient l’y rejoindre.

Germaine de Staël : « un charme indéfinissable »

« Son esprit, écrit-il dans Cécile, le plus étendu qui ait jamais appartenu à aucune femme, et peut-être à aucun homme, avait, dans tout ce qui était sérieux, plus de force que de grâce, et dans tout ce qui touchait à la sensibilité une teinte de solennité et d’affectation. Mais il y avait dans sa gaîté un certain charme indéfinissable, une sorte d’enfance et de bonhomie qui captivait le cœur en établissant momentanément entre elle et ceux qui l’écoutaient une intimité complète, et qui suspendait toute réserve, toute défiance, toutes ces restrictions secrètes, barrières invisibles que la nature a mises entre tous les hommes, et que l’amitié même ne fait pas disparaître tout à fait.”
Il cède à “une séduction irrésistible”, dans l’enchantement d’”un son de voix très doux et qui dans l’émotion se brisait d’une manière singulièrement touchante. »

Marie-Charlotte-Constance Say : deux fois princesse

Sans doute les romanciers français ne sont-ils guère sensibles à la folie des fortunes sans limites. Ou bien, plus simplement, suis-je un piètre chercheur et n’ai-je su dénicher l’écrivain qui aurait eu le talent de conter le fantastique destin de Marie-Charlotte-Constance Say, héritière des sucres du même nom, qui achète Chaumont en 1875, à dix-sept ans, pour la modeste somme de 1.750.000 francs-or, et épouse, trois mois plus tard, le prince Henri-Amédée de Broglie.
Le couple princier s’installe dès lors sur les bords de Loire et y reçoit, pendant quarante ans, tout ce que le monde entier compte de têtes couronnées, de célébrités artistiques et littéraires. Ni un premier krach boursier ni la crise de 1929 ne réussissent à mettre à bas cet empire. Henri-Amédée meurt en 1917. En 1930, à soixante-treize ans, Marie-Charlotte épouse en secondes noces le prince Louis-Ferdinand d’Orléans et Bourbon, infant d’Espagne, âgé … de quarante-deux ans. Ce qui ne l’empêche pas de faire de mauvaises affaires et d’être expropriée en 1937 par la République française pour cause d’« utilité publique ». Elle finit ses jours en 1943, entre le Ritz et le George V – les palaces parisiens comme pâles succédanés de la vie de château.

Le château appartient donc aujourd’hui à la région Centre-Val de Loire (quel galimatias bureaucratique pour nommer un si joli coin de France !). Cela nous vaut une présence massive des œuvres achetées par le Fonds régional d’action culturelle. Dans un généreux mouvement d’indulgence, je n’en citerai qu’un seul exemple : dans un étroit couloir, trois orangers trônent étrangement dans leur coffre, couvert d’un plastique bleu transparent. Un petit panneau avertit gentiment les visiteurs : « ne pas toucher. Ceci est une œuvre d’art. »

Cheverny : six siècles dans la même famille

Retrouvons, pour la dernière fois, Diane de Poitiers, notre guide favorite. Catherine lui a donc cédé Chaumont. Marché de dupes : la bâtisse est en ruines, il y faut un immense chantier de restauration. Diane, en attendant, s’installe à Cheverny, – à une heure de chevauchée peut-être.
Mais là, nous quittons définitivement le domaine de la littérature. Ou plutôt nous abandonnons la princesse de Clèves pour le côté de Guermantes. Diane profite d’une brève fracture dans l’histoire d’un château qui appartient à la même famille depuis plus de six siècles.
C’est en 1490, sous le règne de Charles VIII, que Jacques Hurault, gouverneur et bailli du comté de Blois, acquiert la seigneurie de la Grange et de Cheverny. Deux ou trois rois anoblissent successivement la famille : les Hurault deviennent marquis de Vibraye. Leur dernier descendant en ligne directe, Philippe de Vibraye, meurt sans enfant. Il a pris la précaution, pour maintenir le nom, d’adopter son petit-neveu, Charle-Antoine de Sigalas, qui reçoit donc le château en héritage et s’appelle désormais marquis de Vibraye.

Philippe Hurault de Vibraye et sa femme

Lorsqu’il prend les rennes en 1968, le nouveau maître de Cheverny décide d’en faire une véritable entreprise : avec sa femme, née Constance du Closel, il décide de marier tourisme de masse (350 000 visiteurs par an, quarante salariés en basse saison) et loisirs haut de gamme (deux chasses à courre par semaine). Le respect de la tradition devient source de profit, ou – pour le moins – argument publicitaire : on peut, chaque jour, assister à la « soupe » de la meute de chiens (« croisement de fox hounds anglais et de poitevins français ») et même choisir un nom (commençant, cette année, par p) pour un chiot nouveau né …
Charles-Antoine dirige. Constance l’assiste. La répartition des rôles entre les sexes reprend enfin son équilibre traditionnel. Catherine, Diane, Louise, Germaine, Simonne (avec deux n) tiendraient aujourd’hui les comptes, ou dirigeraient les services de marketing.
Quel romancier, quel écrivain, quel prince en tomberait amoureux ?

Voici donc venu le temps des entrepreneurs. Ce qui n’exclut en rien le talent, l’audace, l’amour du passé, la passion de la beauté.
Prenons l’exemple de Marc Lelandais, ex-patron de Lancel, des briquets Dupont, de Vivarte et de dix autres marques de luxe dont l’importance m’avait, jusqu’à ce jour, échappé.
Il apprend un jour que Château Gaillard, domaine privé de trois rois, Charles VIII, Louis XII et François Ier, offert par ce dernier en 1515 à « son cher et bien-aimé Pacello » en remerciement de ses innovations dans l’art des jardins, depuis des années abandonné et tombé en ruines, est en vente par adjudication judiciaire. Il l’achète pour 1.200.000 euros, dépense “six à sept fois plus” pour le remettre en état et l’ouvre au public, en 2014, pour notre absolu bonheur.

Beauregard : le premier jardin à l’italienne

C’est ici que Dom Pacello di Mercoliano, moine et jardiniste, introduit pour la première fois, sur le modèle de Poggio Reale au royaume de Naples, les prémisses du jardin à l’italienne : perspective axiale coupée d’un plan d’eau ; découpage en carrés (les « parquets ») – chacun marqué par une couleur différente des fleurs et des minéraux (parquet de Vénus, parquet de roses, parquet de petits fruits, parquet des simples …) ; caisses d’orangers (les premiers qu’on ait jamais vus en France …).
J’aime aussi le cabinet de curiosités, où l’on peut admirer au choix un scarabée géant, une météorite tombée en Argentine en 1576, un masque de la honte …

Et Guy du Pavillon, vous le connaissez ? « Ancien cadre de l’industrie textile », dit Wikipedia, sans plus de précisions. Comte de Beauregard, voire Cheyron du Pavillon, comme on l’appelle souvent sur internet. Cela tombe bien, puisqu’il est – avec sa femme, Nathalie – le propriétaire du château de Beauregard, non loin de Chambord. Et qu’il y habite.
On peut douter qu’il en vive. Nous y étions à peu près seuls, le jour de notre visite. La cafeteria était fermée ; la guichetière conseillait aux visiteurs d’aller déjeuner au village.

Guy et Nathalie du Pavillon: trois cent vingt-sept portraits

Parfaitement injuste : la galerie aux trois cent vingt-sept portraits, œuvre incroyable de trois générations de hauts serviteurs de la Couronne, qui – à partir de 1619 et pendant près d’un siècle – collationnent, sur les murs de leur longue galerie, tout ce que leur époque comporte, en France comme dans toute l’Europe, de monarques, de princes, de ministres, offre une occasion sans pareille de méditer sur la vanité de la gloire. Le plafond de lapis lazuli, le sol composé de carreaux de Delft nous enferment dans une atmosphère étrange, hors du temps, hors de la lumière.
La Grande Mademoiselle en parle, semble-t-il, dans ses Mémoires, mais je dois confesser que je n’ai pas eu le loisir d’en rechercher le témoignage.

N’allez pas croire que je fais ici le panégyrique indistinct des châteaux que la rigueur des temps n’a pas encore arrachés à leurs aristocratiques propriétaires!. Montpoupon, à quelques lieues de Chenonceau, en apporte le plus aveuglant contre-exemple.
Le comte Amaury de Louvencourt en a hérité en 2005 à la mort de sa grand-tante, Solange de la Motte-Saint-Pierre, dont la famille avait acquis le domaine en 1857. Sous sa direction, le château est devenu une sorte de Disneyland de la vie rêvée d’une famille aristocratique tourangelle en notre début de siècle.

Montpoupon : un musée de la vie d’une famille aristocratique aujourd’hui

Chaque pièce a été sonorisée. A peine y met-on les pieds qu’une bande-son vous accueille. “Papa, qu’est-ce que ça veut dire, ce blason au dessus de la cheminée”, interroge une voix de petite fille (je ne me souviens pas du rexte exact, mais je garantis la tonalité générale). “Ce sont les armes de notre famille”, répond une voix d’homme. Et ainsi de suite, de salle en salle.
Partout des photos du couple et de ses enfants sont posées sur les meubles : regardez comme nous vivons simplement !
Dans la cuisine, les portraits des domestiques de la maison, tels qu’ils posaient en leur tenue de cuisinière ou de valet au détour des années quarante, attestent du “sens social” des patrons de l’époque, – démonstration encore renforcée par l’enregistrement de l’interview d’une survivante (avec la délicieuse prononciation de la langue française, qui fait penser à Céleste Albaret, ou à la Françoise de La Recherche).
Une figure emblématique domine ce musée à la gloire de la tradition hoberaute : celle de Solange de la Motte-Saint-Pierre, en amazone, en Diane chasseresse, candidate présumée au titre de Dernière-Dame-du-Val-de-Loire.

Amaury de Louvencourt : art dealer et châtelain

En ce haut lieu de la vènerie, elle est créditée d’un exploit guerrier qui vaut sans doute tous les faits de Résistance : aux temps de cartes d’alimentation, elle a “réussi à sauver la meute.”

“Il avait erré autour des étangs de Chambord. Il était entré dans le château immense et vide – le château incertain, le château à jamais inachevé, le château à jamais inhabité, le château blanc comme le linge que revêtent au cinéma les fantômes, blanc comme un nougat mandorlato dégusté à Florence, blanc comme un plat de céleri-rave. Ruine la plus blanche et la plus belle de France et qui n’avait jamais été que le chantier d’une ruine. (….) Jamais les salles immenses n’avaient contenu de meubles et c’est ce qui les rendait à certains égards plus immenses encore, faites pour des dieux. (…) Ce château n’avait jamais connu la vie. Il n’était qu’une immense naissance sans cesse entravée.”

Mais pourquoi, grands dieux, s’obstinent-ils, les administrateurs, les décorateurs, les opérateurs de tourisme, à détruire ce charme unique, cet enchantement qui a ravi toute notre longue vie et que décrit ainsi, avec des mots si justes, si amoureux, Pascal Quignard ?
Tout est médiocre, tout est raté dans leur effort pathétique pour ne pas manquer une mode, pour attirer mille Chinois exténués de plus, pour se tenir à la “hauteur” d’un public gavé d’émissions de télévision pseudo historiques.

Pourquoi cette billetterie en lames de bois (nous sommes en Touraine, pas au Quebec !), même pas pratique, où l’on fait la queue pendant vingt minutes avant d’affronter une guichetière peu souriante ?

Pourquoi cette “zone de restauration” digne de la Foire du Trône, où l’on erre affamé et désespéré entre trois ou quatre enseignes de “nourriture rapide”, plus repoussantes les unes que les autres malgré le faux-semblant de la “cuisine régionale”, alors qu’à Chenonceau ou à Cheverny on peut déjeuner, pour le même prix, dans un cadre délicieux ?

Pourquoi ce film documentaire ridicule – Chambord, de Louis Charbonnier – aujourd’hui distribué dans les cinémas parisiens, co-produit par toutes les institutions empilées du millefeuille administratif français ? Pourquoi ce ton grandiloquent, ces séquences d’animation maladroites, ces images, cent fois vues et revues, d’animaux sauvages dans la forêt, qui auraient déjà fait ricaner, il y a cinquante ans, mes amis et confrères de feue l’ORTF ?

Une chambre de Chambord “réiinventée” par Jacques Garcia : du vezlours rouge …

Pourquoi surtout – scandale des scandales – avoir demandé à la madone de l’hôtellerie de luxe, Jacques Garcia, de créer, dans le vide divin de Chambord, un faux “décor” donnant l’illusion de la vérité historique ?
Vous vous croyez chez François Ier ? Erreur ! Vous êtes au NoMad hotel de New York ou au Vagabond de Singapour ! Les mêmes banquettes et sofas de velours rouge (la maison Pierre Frey le lui fournit au kilomètre). La même atmosphère de bordel de la Belle Epoque (est-ce un hasard si l’un de ses derniers succès, la Maison Souquet, rue de Bruxelles, est tout justement une ancienne maison close ?)
“J’ai introduit le rouge impérial, couleur de vie, de puissance, mais aussi de confort et de représentation”, explique Jacques Garcia.
L’Empire à Chambord ?

Si vous voulez sauver votre château (je veux dire : celui que vous préférez), gardez-vous de le confier à un administrateur ou à un faiseur à la mode.

Faites plutôt confiance à un écrivain.

Les drogues de Cécile Guilbert : effrois et extases

Stupéfiante Cécile Guilbert !
Alors que, pour notre bonheur, nous la connaissons depuis plus de vingt ans, elle ne cesse de nous étonner.
Elle qui, jusqu’à ce jour, nous avait contournés, encerclés, subjugués par le jeu de ses unités légères (voltigeurs, tirailleurs, francs tireurs, jamais plus de trois cents pages …), voici qu’elle nous pilonne aujourd’hui avec son artillerie de campagne, – mille quatre cents pages, un index, une bibliographie, bref une véritable et passionnante encyclopédie, une anthologie de tous les délires : cela s’appelle Ecrits stupéfiants, drogues (au pluriel) et littérature (au singulier) d’Homère à Will Self (Robert Laffont, collection Bouquins)

Elle qui, jusqu’à ce jour, préservait le secret jaloux de sa vie privée, de ses passions (sauf pour Nicolas, son mari), de ses faiblesses, voici qu’elle nous livre, en prologue, un récit détaillé de ses addictions passées à la drogue : éther à treize ans, LSD à quatorze, cocaïne et héroïne à seize, cannabis à tous les âges – “vingt-cinq ans de consommation”.

Elle qui, en huit ouvrages (sans compter les préfaces ou les postfaces), avait toujours réservé ses dédicaces à son mari, voici qu’elle publie aujourd’hui ses Ecrits stupéfiants « en mémoire de (son) cousin Emmanuel et de (son) frère David qui auraient été si curieux de ce livre. » L’un et l’autre « amateurs notoires de paradis artificiels ».

Cette apparente « impudeur », loin d’être un exercice un peu superflu de déballage autobiographique, nous livre peut-être de précieuses clés de lecture.
J’y vois à l’œuvre deux forces qui s’affrontent et parfois s’entremêlent : ce que Freud (présent, bien sûr, dans l’anthologie), grand connaisseur du cannabis et de la cocaïne, appelait le principe de plaisir et la pulsion de mort.

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Le principe de plaisir (ou pulsion de vie) éclate à toutes les lignes du prologue : « glaciation des nerfs et blanc toboggan d’oubli” procurés par l’éther «par lesquels l’esprit décolle de sa lourde enveloppe corporelle pour planer ailleurs – ciel ou enfer, qu’importe » ; “un état de prodigieuse exaltation” ; “une sensation de détente planante, accompagnée de volupté grisante “ … Je pourrais multiplier les citations.
La pulsion de mort affleure plus discrètement, moins ouvertement. Tout juste adolescente, en vacances à Majorque, c’est dans “le petit cimetière du village” que Cécile Guilbert goûte, pour la première fois, au LSD, tout “en récitant les Chants du Maldoror sur les tombes.” Le suicide mystérieux de son cousin (son “jumeau”) Emmanuel, dans lequel “(elle) n’a jamais su et ne saura sans doute jamais si la drogue a joué un rôle”, constituerait peut-être le trauma (pour parler, encore une fois, le langage de Freud) qui déclencherait la spirale de l’addiction (simple hypothèse, bien sôr)). Aujourd’hui encore, c’est le sentiment d’”une oppression thoracique, une sensation de mort imminente (…), l’angoisse, la peur, puis la peur de la peur, l’angoisse de l’angoisse” qui la tiennent éloignée de céder de nouveau à la tentation.

Henri Michaux, , Encre de Chine

Mais, très vite (avant même la découverte du plaisir lié à la drogue), la pulsion de vie se déplace – chez Cécile Guilbert – vers un objet non directement lié à la libido, mais à très forte valeur narcissique : la création artistique ou littéraire. Freud dirait qu’elle sublime”. La lecture de Baudelaire et de Burroughs nourrit chez elle, dès l’adolescence, « la croyance naïve et tràs répandue » que la défonce favoriserait l’écriture (elle en est, bien sûr, très vite revenue…). La révélation du premier voyage en Inde (mieux vaudrait dire pélerinage) redonne vie à une tradition familiale vouée au yoga, à la méditation, à la réflexion mystique et métaphysique.
Elle est retrouvée,
quoi, l’éternité,
C’est la mer allée
avec le soleil
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“Sérénité retrouvée”, annonce aujourd’hui Cécile Guilbert.

Principe de plaisir, pulsion de mort et – pour les plus heureux – sérénité retrouvée dans la sublimation (sortie “par le haut”, quelle qu’en soit la forme d’expression) : il me plaît de re-découvrir cette trilogie chez nombre des écrivains de la drogue, dont cette anthologie nous permet de savourer les textes souvent admirables.

“Comment ne pas s’accoutumer au goût du paradis ?”, demande Nick Toshes, après avoir essayé l’opium, “la plus délicatement exquise des drogues”. “Une béatitude de chaque partie de ma peau”, s’exalte Léon Daudet, qui a – lui – tâté de la morphine. Robert Desnos trouve dans l’héroïne “le rêve qui transforme en réussites ses échecs, en félicités ses amours malheureuses, en splendeurs ses misères.” “C’est réellement du bonheur que donne le haschisch », affirme Moreau de Tours, fondateur du fameux Club des Hashishins, qui – en l’hôtel Pimodan, au 17 quai d’Anjou, -, réunit, pendant quatre ans, autour du cannabis savouré en commun, toute l’élite artistique et littéraire, de Baudelaire à Balzac, de Théophile Gautier à Nerval, de Flaubert à Alexandre Dumas, de Daumier à Delacroix. Et de préciser : « J’entends par là des jouissances variées, morales et pas seulement sensuelles. »
« Pas seulement » ? Mais tout de même très profondément liées à la libido. C’est « l’amour assaisonné de condiments propres à relever la sensation physique et la spirituelle illusion », écrit – assez lourdement – René Delize (un de ces écrivains totalement oubliés que Cécile Guilbert sort, pour un bref instant, de l’enfer).
Il n’est que de décrypter l’inépuisable récit de leurs rêves. Ce ne sont que langoureuses vierges aux tuniques arrachées, messalines affolées de sexe, “morphinées” nymphomanes, – toute la panoplie érotique d’une époque. “Une jeune femme comme je n’en avais jamais vu, raconte Marcel Schwob (1867-1905) (…) Elle était nue jusqu’à la ceinture, ses seins pendaient comme deux poires et une étoffe brune guillochée d’or flottait sur ses pieds.”

William S.Burroughs

Existe-t-il plus bouleversant plaisir que de se dédoubler, de se défouler sous les apparences d’un autre soi-même, dont le monde ne découvrira jamais le secret ? Cécile Guilbert a l’art de débusquer ces sosies spécialement fabriqués pour les délices dissimulées de la drogue.
Tel cet insoupçonnable Louis Laloy (1874-1944), sinologue, musicologue, polyglotte parlant sept langues, professeur à la Sorbonne, secrétaire général de l’Opéra de Paris, qui publie à deux cents exemplaires hors commerce un superbe Livre de la fumée (1913) où il affirme que « par le rite de la fumerie, nos péchés seront remis, nos souillures lavées, l’état de grâce nous sera rendu (…). L ’initié (à l’opium) est, comme le sage, en état de sainteté ».
Ou encore le très mystérieux “M.Aguéev”, qui publie en 1936 à Paris la traduction française de son Roman avec cocaïne – marqué tout justement par le dédoublement de son personnage “entre noblesse et bestialité, hautes aspirations et conduites déshonorantes” : son identité véritable n’est découverte que près de soixante ans plus tard, celle d’un certain Mark Lvovitch Levi ( mort en 1973).

Sous la quête du plaisir, sous la revendication de la pure jouissance, la pulsion de mort revendique presque toujours sa place.
Très souvent, elle joue son rôle d’aiguillon, de déclencheur : un trauma d’une extrême violence mortifère constitue la scène primitive d’où naitra l’aventure de la drogue.
A dix-huit ans, Hans Fallada (1893-1947) tue son meilleur ami lors d’une tentative de double suicide maquillée en duel. “C’est, écrit Cécile Guilbert, le début de sa vocation littéraire (…) et de sa dépendance à la morphine qui lève ses inhibitions, lui facilite l’écriture, mais le conduira aussi deux fois en prison pour vol”. Ce qui ne l’empêchera pas de chanter “le bonheur d’être morphinomane”.
Initié à l’âge de trente ans par un junkie new yorkais, William Burroughs (1914-1997) voit “sa consommation de psychotropes s’aggrave(r) après le meurtre accidentel de sa femme en 1951, drame qui l’enferme à jamais dans l’écriture et la dépendance.”
C’est la mort de l’actrice Jenny Colon, dont il était très épris, qui provoque chez Gérard de Nerval (1808-1855) ses premières crises de folie et l’amène à entreprendre un long voyage en Orient où il découvre le haschisch.
Cinq ans avant sa mort, Charles Dickens (1812-1870) est victime d’un accident de chemin de fer dont il soigne les séquelles avec du laudanum et des décoctions de fleurs de pavot. Son dernier roman, Le Mystère d’Erwin Drood, met en scène un artiste opiomane enquêtant sur la mort de son neveu … et rival en amour. Le roman est interrompu par la mort de son auteur.

Toute la littérature de la drogue – ou presque – est traversée par l’obsession de la mort, la terreur ou la fascination de la mort.
Cela commence souvent par des fantasmes ou des visions morbIdes : un Jules Boissière (1863-1897) – encore une trouvaille de Cécile Guilbert ! – simple fonctionnaire colpnial en Indochine française, auteur de Fumeurs d’opium (1896), qualifié de “chef d’œuvre” par Maurras et Léon Daudet, évoque “des histoires de cercueils dénudés par des averses, remontant à la surface du sol pour y déverser d’effroyables liquéfactions humaines qui se coagulent en vampires et promènent l’effroi triomphal et l’horreur.”
Mais bientôt s’impose à l’écrivain qui découvre les plaisirs de la drogue, – ici l’inoffensif haschisch, qui n’a jamais tué personne – l’image de sa propre mort. Jules Claretie (1840-1813), “romancier et dramaturge abondant, académicien, administrateur de la Comédie française”, s’imagine ainsi qu’il a ingéré du poison : “Nous allons tous mourir ici (…). J’entendais, venant de je ne savais où, une voix répéter d’un ton bizarre, mais très distinct, parfaitement net. “il va faire son testament !” Et de vivre, un peu plus tard dans la nuit, “une heure de crainte folle où (il se) voyai(t) étendu dans cette chambre, où (il) entendai(t) les prières des morts …”
“Hé quoi ! L’agonie ?”, s’exclame Théo Varlet (1878-1838). “Pas moi ! Ce serait trop stupide ! (…) N’oublie pas de tirer ton souffle : empêche ainsi ton cœur de s’arrêter, ton cœur déjà presque inerte, sur lequel la Mort elle-même est assise – la garce ! – de tout le poids abominable de son cul de glace ! …”

Beaucoup n’échappent pas à la tentation (fût-elle pur fantasme) du suicide libérateur. Clara Malraux (1897-1982), opiomane depuis l’expérience indochonoise, mais ne dédaignant pas le haschisch, rêve, au milieu d’un trip au chanvre indien, de se jeter par la fenêtre : “Distinctement, avant même d’avoir quitté le lit, je me vis, non, je fus, moi Clara, ayant atteint le sol et m’étant retrouvée grâce au choc, moi, Clara, étendue morte et un peu en bouilie sur le pavé, moi Clara, morte que l’on enterrait dans le cimetière proche…”
Mais c’est René Daumal (1908-1944) qui, avec ses amis du Grand Jeu (Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland, Robert Meyrat), tous amateurs du “Royaume de la Mort dans la Vie”, pousse le plus loin le poker infernal du “suicide lent” : ”Un jour (il a seize ans), je décidai d’affronter le problème de la mort elle-même : je mettrais mon corps dans un état aussi voisin que possible de la mort physiologique, mais en employant toute mon attention à rester éveillé et à enregistrer tout ce qui se présenterait à moi. J’avais sous la main du tétrachlorure de carbone, dont je me servais pour tuer les coléoptères que je collectionnais (…). Je pensais pouvoir en contrôler l’action de façon assez commode : au moment où la syncope se produirait, ma main retomberait avec le mouchoir que j’aurais maintenu sous mes narines, imbibé du liquide volatil. (…) Le résultat (…) dépassa et bouleversa mon attente en faisant éclater les limites du possible et en me jetant brutalement dans un autre monde.”
On assiste à une épidémie de “vrais” suicides.

Jojann-Heinrich Fussli, Le cauchemar

Il faut s’échapper. On peut s’échapper.
Si l’on recule devant la perspective de sombrer corps et âme (mais la drogue fait souvent un Graal de ce naufrage).
Beaucoup tentent de s’évader vers un “ailleurs”. Sans, du reste, toujours renoncer aux plaisirs ambigus de l’addiction.
Les tourments de l’écriture, les extases ou les épiphanies d’un autre “réel”, au delà de la perception, de la réflexion, de la simple croyance : ainsi se dessinent les deux chemins, souvent parallèles, de la sublimation salutaire.

Allen Ginsberg (1926-1997) en est probablement la figure le plus emblématique. La découverte du peyotl à trente-trois ans le pousse à décrire ses visions dans le poème Howl. “La première fois, écrit-il à Burroughs le 10 juin 1960, j’ai commencé par ressentir ce que je pensais être l’Etre suprême, un fragment de Lui, pénétrant mon esprit comme un grand vagin mouillé et m’y suis couché un moment – seule image que je puisse identifier est celle du grand trou encerclé par toute la création – particuliàrement serpents colorés tous vrais.”
“Ce fut tout de suite une expérience mystique”, raconte l’héroïnomane Bertrand Delcour (1961-2014) dans ses Rêveries du toxicomane soilitaire, publié anonymement en 2006.
Qui se souvient que Flash ou le Grand voyage, récit autobiographique de Charles Duchaussois (1940-1991), amateur de haschisch, d’opium, de morphine, d’héroïne, de LSD s’est vendu, en 1971, à plus de six millions d’exemplaires ? C’est que ce grand voyageur déjanté était devenu le modèle d’une certaine jeunesse hippy hypnotisée par le mythe du trip à Katmandou.

Henri M%ichaux, œuvre sous mescaline

Mais ceux qui intriguent et sans doute fascinent le plus le vieil incroyant que je suis, ce sont les sceptiques, ceux qui expérimentent tout en s’imposant une lucidité rigoureuse, une méthode sans faille. Je pense, bien sûr, à Henri Michaux. (1899-1984), qui se soumet à deux essais de psilocybine à l’hôpital Sainte-Anne, sous le contrôle des professeurs Jean Delay et Pierre Pichot, ce qui ne l’empêche pas de traduire ses sensations dans le très beau Connaissance par les gouffres (1961).

L’univers de la drogue – je l’avoue – m’a toujours été » étranger. Je n’ai jamais dépassé le stade de l’herbe et du haschisch.

La littérature et l’amour : voilà les deux seules drogues dures dont je me suis nourri.
Peut-être puis-je donc, au terme de cette longue escapade en compagnie de Cécile Guilbert, faire miens les derniers mots de son prologue : ces textes, qu’elle a collectés pour notre plaisir, “ne sont-ils pas à l’image de la vie même, tout à la fois joueuse et risquée, traversée d’effrois et d’extases, illuminée par la connaissance, par delà le bien et le mal, la culpabilité et l’innocence ?”

A la recherche de Don Giovanni …

Comme ils sont tous devenus sages ! Deux Don Giovanni en quelques semaines et pas un éclat, pas un scandale ! Rien que du classique, du sérieux ! Enfin presque ….
Ivo Van Howe à l’Opéra Garnier, Davide Livermore aux Chorégies d’Orange ne manquent pourtant pas d’idées. Si j’étais méchante langue, je dirais qu’ils en regorgent – non point tellement d’idées, mais d’idéologies.
Pas la même, du reste.
Pour le premier, Il Dissoluto punito ossia Don Giovanni (le titre complet de la pièce) incarnerait l’aristocratie d’Ancien régime, usant et abusant de ses privilèges. Don Ottavio représenterait ici la modernité, les Lumières, la pensée rationnelle ; Masetto, le peuple qui se lève, les futurs Sans Culotte (nous sommes en 1787).
Pour le second, Don Giovanni figurerait, tout au contraire, “l’élan révolutionnaire dyonisiaque” face au Commandeur, “l’homme réactionnaire qui gagne” : « l’idéal » contre « la certitude ». Le XVIIIème siècle, “époque des révolutions”, contre le XXième, où triompherait l’Ordre.


O divine poésie du matérialisme dialectique, – tellement dialectique qu’il se prête à deux lectures contradictoires !

Mais parlons de choses sérieuses, c’est-à-dire d’opéra, de théâtre ! Donc, avant tout, d’hommes et de femmes, à la fois chanteurs et acteurs , qui Incarnent – non des théories, mais des personnages.
C’est là que la mécanique se grippe. Qui est vraiment Don Giovanni ? Qu’est-ce qui lui passe dans la tête ou dans le cœur ? Ni l’un ni l’autre des metteurs en scène ne semble vraiment s’interesser à la question. La lecture de l’Histoire occulte la dévoilement de l’être.

Un Don Giovanni. (Etienne Dupuis) trop lisse, face à une Donna Elvira (Nicole Car) passionnée

Le Don Giovanni d’Ivo Van Howe (Etienne Dupuis) est une marionette sans âme. Revoyons sa gestuelle sur les bandes video qui circulent sur internet : on dirait le Casanova de Fellini, – un pantin stéréotypé qui ne semble jamais exprimer une émotion, un sentiment. Sa seule vérité, c’est le sexe. Une espèce de Weinstein, – pas même un libertin, : un érotomane priapique.
Par chance, Ivo Van Howe sait admirablement représenter la libido (ce qui est aujourd’hui un véritable exploit sur les scènes d’opéra : souvenons-nous d’un désastreux duo Otello-Desdémone, il y a quelques mois, à Bastille !). Le duettino avec Zerlina (Elsa Dreysig) – la ci darem la mano – est une merveille de séduction, de violence à demi consentie : qui commence à déshabiller l’autre ? Il est vrai que la jeune soprano franco-danoise (une des révélations de la soirée) témoigne, dans les bras de Masetto, du même enthousiasme érotique.

Davide Livermore, lui, réduit Don Giovanni (Erwin Schrott) aux dimensions d’un gangster, qui déboule, révolver au poing, dans un taxi jaune new-yorkais conduit par Leporello, son complice. Crissement de pneux. Enième épisode d’une série télévisée. Surgit, avec la même bande-son, une grosse berline noire, d’où sort – portière claquée – le commissaire Commandeur (ou le capo maffioso), père de Donna Anna.
Coups de feu.

Un Don Giovanni. ((Erwin Scrott) cericatural – abusivement « viril »

Invention du metteur en scène : les deux hommes (et non pas seulement le Commandeur) tombent.
« Qui est mort ? demande Leporello. Vous ou le vieii homme ? »
Et si c’était les deux ? s’interroge Davide Livermore, « dans le choc/rencontre entre l’Ancien régime, l’ancienne noblesse et l’élan révolutionnaire dionysiaque. »
Deux cadavres gisent donc, sur deux draps blancs, aux deux extrêmités du plateau (ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes de vraisemblance : faut-il croire que Don Giovanni n’est plus qu’un fantôme, un doppelgänger ?)

Livermore, comme Van Howe, ne croit qu’au sexe. Dès la première scène, notre héros rejoint Donna Anna (au moyen d’un ascenseur ! ) dans sa chambre juchée au point culminant du Mur antique. On le voit, un peu plus tard, filer des patins à la belle volage dans le dos de Don Ottavio (Stanislas de Barbeyrac), qui ne s’aperçoit bien sûr de rien. Quant à Leporello (Adrian Sâmpetrean) il bascule allègrement Donna Elvira sur les banquettes de son taxi.
On hésite entre le polar et le vaudeville. La Série noire ou Feydeau.

Dans cette tragi-comédie vouée – semblait-il – au portrait d’un homme devenu mythe, ce sont les femmes qui intéressent vraiment les deux metteurs en scène.
Admirons avec quelle délicatesse, quelle tendresse Ivo van Howe effeuille son triple bouquet à la douce odore di femmina !
Donna Anna (Jacquelyn Wagner), femme de tête et de passion, toute fureur de vengeance, « amoureuse » à tout jamais d’un seul – le Commandeur – et qui ne se donnera à personne, surtout pas à Ottavio, pâle doublure du Père (qui s’étonnera qu’elle préfère un bretteur, fût-il cacochyme, à un juriste, un discoureur, un enfileur de mots ?)

Non sperar, se non m’uccidi, / che ti lasci fuggir mai
Presque un viol : Don Giovanni (Etienne Dupuis) face à Donna Anna (Jocelyn Wagner


Donna Elvira (Nicole Car), femme de désir, folle de Don Giovanni à qui elle est prête à tout pardonner, – il faut la voir se tordre de douleur (ah ! Chi mi dice mai …) sur le balcon du premier étage, tandis que son idole, dissimulée un peu plus bas, n’exprime qu’ironie ou indifférence ; ou hurler son amour-haine (Gli vo’ cavare il cor), le visage déformé par la fureur ; ou s’effondrer pendant que Leporello (Philippe Sly) raconte les mil e tre du catalogue.
Zerlina (Elsa Dreisig), – dont Ivo Van Howe réinvente totalement le rôle : non plus soubrette effrontée, mais jeune fille en fleur découvrant sa perverse féminité : vorrei e non vorrei ….

La plus vorace de baisers, d’étreintes passionnées.

Petite ellipse, ou singulier lapsus qui en dit long sur le peu d’intérêt du metteur-en-scène pour son personnage principal : dans la fameuse scène du balcon (deh, vieni alla finestra, o mio tesoro …), Don Giovanni se dissout totalement dans les ténèbres, la serenatta est chantée hors champ, depuis les coulisses, tandis qu’apparaît au premier étage, seule dans la lumière, la délicieuse silhouette, en chemise de nuit à dentelles, de la servante convoitée par le séducteur (mais dont ni Mozart ni Da Ponte n’avaient prévu l’apparition muette).

Chez Davide Livermore, Leporello n’a pas de voix : l’air du catalogue, couvert par l’orchestre, passe quasiment inaperçu. En revanche, Adrian Sâmpetrean a de la souplesse : il n’a pas son pareil pour grimper sur le toit de son taxi et prendre la place de son maître.
Autant le Don Giovanni de l’Opéra Garnier est lisse, sans arête, toujours parfaitement cravaté, boutonné, dans ses costumes d’alpaga bien repassés (un homme d‘avant 68, à défaut d’être vraiment d’Ancien Régime), autant celui d’Orange, géant tonitruant, dépenaillé, viril au possible, affiche sa poitrine velue sous sa chemise noire toujours largement décolletée.

Lepotrello (Adrian Sâmpetrean) devant son taxi jaune

Ici aussi, les femmes mènent la danse : elles font régner leur désir, peu importe qui en est l’objet. Donna Anna (Maria Angela Sicilia), échevelée, à demi nue, n’a manifestement guère résisté aux assauts de Don Giovanni (qu’elle a pris pour Ottavio). Pas plus qu’Elvira (Karine Deshayes) à ceux de Leporello (qu’elle a sans doute confondu avec son séducteur préféré). Zerlina (Annalisa Stroppa) qui retrouve ici son rôle ancillaire, cumule sans doute les délices du matiage et celles de l’adultère. On est, plus que jamais, sans la joyeuse comédie des erreurs.

Qu’advient-il donc de l’idéologie, si clairement proclamée dans les programmes ? Ivo Van Howe réussit à s’y tenir. L’Ancien Régime revit fastueusement dans le nécrophilique bal des masques, admirablement éclairé et chorégraphié : des mannequins peuplent les escaliers et les coursives, figurant les fantômes poudrés d’une société déjà morte avant d’avoir expiré. Masetto et ses amis, vêtus de T shirts et de jeans, – armée du peuple qui mûrit sa colère – saluent le poing levé.
Davide Livermore ne cache pas sa sympathie pour son Don Giovanni « révolutionnaire dyonisiaque », qui domine toute la troupe de sa haute taille, fait virevolter les donzelles, se démultiplie sous les traits de Leporello, ne cesse de courir d’un lit à l’autre (l’échec répété, pourtant très évident dans le livret, est ici nié).
Son Masetto ne craint pas les contradictions : toujours vêtu de blanc (symbole de l’innocence ?), dans l’ample blouse que l’iconographie traditionnelle attribue aux paysans d’autrefois, chacune de ses apparitions est saluée d’une vidéo qui plaque sur le Mur d’Orange un univers de tags ou de graffitis – signature de nos banlieues d’aujourd’hui, ensauvagées.

Un même excellent ténor, Stanislas de Barbeyrac, habillé du même costume noir, incarne sur les deux plateaux Don Ottavio, le fiancé malheureux de Donna Anna. Mais qui s’intéresse à la raison raisonnante dans cet opéra de foutre et de flammes ?

Et l’enjeu « métaphysique » ? L’affrontement avec le Mal ? Le tête-à-tête avec la statue du Commandeur ? Comment jouer la scène capitale dans une version aussi laïcisée ?
L’un et l’autre metteurs-en-scène multiplient les fumerolles qui s’échappent du sol, pour bien nous faire comprendre qu’ils n’ont pas oublié l’Enfer.

Il faut ici parler du décor.
Ivo Van Howe a choisi de faire vivre tout son opéra sur une jolie piazetta italienne, inspirée tout à la fois de Chrico et de Goldoni. Trois hautes maisons, avec leurs balcons, leurs escaliers, leurs recoins secrets, alternativement illuminés ou plongés dans l’ombre, fournissent aux personnages tout un jeu de cachettes, de lignes de fuite.
Insensiblement, les trois maisons pivotent sur leur axe, présentent un nouveau profil insoupçonné.
Quand le Commandeur s’annonce enfin pour le souper final (Ta ! Ta ! Ta ! Ta !), le décor tout entier se rabat, n’offrant plus qu’un mur nu, implacable, comme celui du Procès de Kafka. Le Spectre tend la main. Don Giovanni la saisit.
Che inferno ! Che terror !
La lumière s’éteint. Une video submerge le Mur : des milliers de corps anonymes : les damnés.

Ivo Van Howe n’a pas craint d’affronter ses contradictions. La lutte des classes n’efface pas l’Enfer.

Davide Livermore est moins habile. Il est vrai qi’il n’a pas de décor : le Mur d’Orange se suffit à lui-même.
Son arme magique, c’est la lumière. Il nous fait découvrir, émerveillés, la technique du mapping, qui lui permet de réinventer totalement l’espace du théâtre. Le Mur antique ondule, se plie, se transforme en friche industrielle, en palais, en chaumière. Le buste d’Auguste Imperator, qui domine la scàne, s’anime, prend vie. Masetto et Zerlina s’étreignent dans le ressac d’une Méditerranée dont les vaguelettes frémissent à nos pieds.
Des vignettes s’affichent, qui commentent l’action, parfois la surinterprètent : pourquoi l’air du catalogue est-il illustré par des cadavres de femmes ? Livermore confondrait-il Don Giovanni avec Sade ?

Le souper tragique est escamoté, remplacé par une orgie échangiste.
Le Commandeur (que l’on croyait mort) revient, comme dans la première scène : berline noire aux vitres fumées, gardes du corps, révolver au poing.
Il tire. Don Giovanni s’écroule. La police allonge le corps sur un drap blanc, protège d’un ruban rouge la scène de l’exécution.
Simple fait divers.
« Circulez, il n’y a rien à voir ! »
Par un dernier prodige de la lumière, le Mur d’Orange tombe en poussière. Est-ce l’Enfer ?

Comme ils sont devenus sages, disais-je en prologue.
Tant de Don Giovanni reviennent aujourd’hui dans ma mémoire.

Le plus récent, mais peut-être le plus envoûtant : celui de Stéphane Braunschweig, en 2016, au Théâtre des Champs Elysées. Ce metteur-en-scène philosophe, nourri de psychanalyse, n’est pas homme à oublier, au profit de la lutte des classes ou de l’Histoire, les profondeurs de l’âme.

Tout ici se déroule sous le signe de la Mort.
Dès l’ouverture, dans une salle d’hôpital, Leporello – qui devient le personnage principal, celui qui raconte, ou qui se rappelle, ou qui se fantasme à la place de son maître – semble s’effondrer sur la dépouille de Don Giovanni. L’homme, cependant, bondit de sa couche, revit sa propre histoire, toujours poursuivi par les masques de mort. Il se drogue aux poppers, change d’époque et de costume sans cesser un seul instant de chanter. Les lits de débauche côtoient les civières de la morgue. Jusqu’au crematorium où le Commandeur le fait incinérer.
Pulsion de mort et principe de plaisir : Braunschweig connait bien son Freud.

Quand sommes-nous allés au Festival d’Aix pour voir l’ahurissant, le désopilant, le désespérant Don Giovanni de Dmitri Tcherniakov ? Etait-ce à la création en 2010 ? Ou dans sa nouvelle version en 2013 ? Mes archives sont confuses.
Pas aussi confuses que la mise-en-scène !
Tcherniakov a voulu tout réinventer. La pièce devient un mélodrame bourgeois où trois héritiers, Donna Anna, Zerlina – sa fille, Elvira – sa cousine, (sans compter Ottavio, son mari), se disputent l’héritage du Commandeur, PDG de l’entreprise familiale, qui meurt, non dans un duel avec Don Giovanni, mais écrasé par la chute de sa bibliothèque.
A moins que je ne m’embrouille, comme d’habitude, dans les relations de famille…
Don Giovanni n’est plus qu’un alcoolique maniaco-dépressif, qui plaît aux femmes un peu malgré lui et se laisse violer par Donna Anna ou Zerlina. Victime de son tempérament, jamais responsable de ses actes, toujours passif.

Un Don Giovanni alcoolique et dépressif (Rod Gilfry)

Remontons encore plus loin dans les souvenirs. Il y a tout juste trente ans, la Maison de la culture de Bobigny présentait le plus décoiffant, le plus ahurissant Don Giovanni. Peter Sellars, qui nous avait déjà stupéfiés avec son Giulio Cesare, transposait le dramma gioccoso de Mozart et Da Ponte dans le Harlem des années 70.
Don Giovanni et Leporello étaient interprétés par deux chanteurs jumeaux, Eugene et Herbert Perry, l’un et l’autre noirs. Le valet apparaissait, avec une aveuglante évidence, comme le double de son maître. Gangsters, drogue, overdoses : le libertin du XVIIIème siècle devenait un camé d’aujourd’hui.

Don Giovanni et Leporello : deux jumeaux noirs (Eugene et Herbert Perry)

A l’aube de cet été mozartien, les premières mesures de l’Ouverture, sous la baguette fougueuse et toujours précise de Philippe Jordan, m’offraient les deux thèmes alternés qui tissent la trame de l’opéra (et sans doute de ma propre vie en ses derniers éclats) : la Mort et le Jeu.
Depuis plusieurs mois, je tentais de lutter contre la menace de perdre la vue, – métaphore parfaite de la Mort : le Noir en est l’unique étendard. Dans le même temps, je m’accrochais au Gioco – le Jeu, le Plaisir – éternel et ultime charme de la vie (fût-elle octogénaire).
Sous cet éclairage, je comprends enfin pourquoi ces deux mises-en-scène, malgré leurs dérives, m’ont plongé dans un tel ravissement : elles renonçaient à percer l’énigme Don Juan. L’une l’ignore, l’autre la caricature. Elles ne s’intéressent qu’aux femmes.
Une voix, un visage, un corps : voilà ce qui, au delà même de la musique, m’hypnotise dans l’opéra. Je succombe au charme des soprano, des mezzo, des contralto, quand elles sont belles et réussissent leurs aigus les plus extrêmes ou leurs mediums les plus veloutés.
A Orange, nous étions placés trop haut, trop loin de la scène, pour que s’opère le miracle. A Garnier, nous triomphions au troisième rang de l’orchestre.

Nicole Car, la Donna Elvira d’Ivo Van Howe, avec sa courte robe écarlate, son décolleté où brille une minuscule médaille, ses jambes nues qu’elle déplie sur le balcon de sa solitude, mais aussi Jacquelyn Wagner – sa Donna Anna – en déshabillé à demi arraché par la violence du Séducteur, puis dans son fourreau noir d’orpheline (ou plutôt de veuve …), de vengeresse implacable ; Elsa Dreysig enfin, sa Zerlina, qui me fait penser à l’Albertine de Proust (celle de Balbec ou du Côté de Guermantes), – accepter ou refuser un baiser, vorrei e no vorrei – voire à la perversité de la fille de Vinteuil ; toutes les trois m’emplissent d’un bonheur inattendu, – récompense inespérée d’une trop longue attente.