Cinématographiquement correct

 Je suis docile. Je suis crédule. Je lis les critiques de cinéma dans les journaux. Quand j’entends parler de « chef d’œuvre », de « réussite parfaite », de « coup d’essai – coup de maître », je me précipite.

Là, je déchante.

Pourquoi sont-ils si souvent béats d’admiration devant de pauvres machins mal aboutis ? Pourquoi s’imaginent-il si souvent avoir découvert, avant tout le monde, le nouveau Godard, le futur John Ford ? Pourquoi croient-ils aussi aveuglément au mythe du « grand maître ?

 

Dernier exemple en date : Un Peuple et son roi, de Pierre Schœller.

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« La Révolution comme un torrent de paroles et de sang », écrit Le Monde. Et de multiplier les superlatifs : « la plus haute et la plus folle ambition qu’ait connue le cinéma français ces dernières années ».

« Un grand film qui mérite vraiment d’être qualifié de populaire », s’enthousiasme L’Obs, sans préciser vraiment le sens exact de cet adjectif qui peut charrier le pire et le meilleur.

Positif y consacre un cahier entier sur le thème de « La Révolution française au cinéma » et parle d’«une superproduction d’une ambition et d’une ampleur inhabituelles dans le cinéma français (…) qui revendique avec force la vraie filiation cinématographique dont la mère est la photographie et le père, le théâtre »

J‘aurais dû me fier davantage au Figaro, à Libération, à Télérama, plus nuancés, ou carrément critiques.

 

Que voici une Révolution propre sur elle ! Rien que des bons sentiments ! Un « peuple » comme on en rêverait ! Schœller n’a-t-il jamais lu (ou mal lu) Furet, ou tout simplement Michelet ? Les massacres de septembre, vous connaissez ? Mille trois cents morts à Paris, cent cinquante dans le reste de la France, le récit de Michelet (peu suspect de parti pris anti révolutionnaire) y consacre quarante-trois pages dans l’édition de La Pléïade.

Schœller, avec raison, s’étend longuement sur la tuerie du Champ de Mars, où la Garde nationale de La Fayette tire sur une foule désarmée.

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Mais quand le « peuple » se change en « populace », il préfère regarder ailleurs.

Libre à lui de sélectionner ses bourreaux et ses victimes !

 

Gardons-nous de juger un film sur son idéologie. C’est de cinéma qu’il s’agit.

Des « clichés », du déjà vu, comme s’il en pleuvait : le cheval noir qui tourne et se cabre, solitaire, dans la cour des Tuileries, après la marche du 10 août ; la femme qui, le même jour, jette par la fenêtre du palais les flocons de laine ou les plumes arrachés à un matelas royal, comme une neige virevoltante qui s’affaisse sur le pavé et dans laquelle danse, tellement « poétique », si joliment onirique, une « délicieuse » petite fille !…

 

Des « métaphores » pesantes, académiques, démonstratives : le soleil pénètre enfin dans le faubourg Saint-Antoine quand la Révolution a démoli, pierre par pierre, la Bastille qui lui faisait de l’ombre (comprenez bien : c’est le triomphe des Lumières !).

Ou le souffleur de verre qui tente d’enseigner son art à son apprenti, tout au long des journées révolutionnaires (Oui, la Révolution est un long apprentissage …). Qui perd la vue, aux portes du Palais, sous les balles de la Garde suisse.

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Et le jour où tombe la tête du Roi, brandie par le bourreau, l’élève réussit enfin son premier tour de main (La Révolution transmet le flambeau, c’est la fin de l’aveuglement populaire).

Ou encore le petit bébé qui vagit au même moment, le 21 janvier 1793, et qui incarne l’avenir radieux, fruit de la colère du peuple !

Une scène étonne par son ridicule : le roi voit en cauchemar, dans une de ses dernières nuits, les fantômes de Louis XI, de Henri IV, du Roi-Soleil qui lui reprochent d’avoir laissé la royauté tomber en quenouille. Les trois monarques ont exactement les traits que l’imagerie traditionnelle leur attribue, – la médaille au cou, par dessus une longue chasuble noire ; la fraise blanche et la barbiche ; la longue perruque noire et le jabot blanc.

Louis XVI a sûrement appris l’Histoire dans les manuels d’Ernest Lavisse, chers à la Troisième République, qui m’ont accompagné de l’école primaire au lycée.

Il ne suffit pas de reproduire mot pour mot les discours des Constituants ou des Conventionnels pour faire croire à une atmosphère d’époque. Leur rhétorique « passe mal ».

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Il y faudrait des comédiens subtils, nuancés. Denis Lavant incarne un Marat caricatural. Louis Garrel ne parvient pas à rendre crédible son Robespierre (tellement éloigné de son répertoire habituel). Laurent Lafitte, en Louis XVI profondément chrétien, est peut-être le seul à trouver le ton juste.

 

Les vignettes anecdotiques, qui sont censées représenter le « peuple » en révolte, ratent presque toujours leur effet de « réel » : de purs symboles sans aucune épaisseur humaine. On renonce vite à s’intéresser aux amours de Basile (Gaspard Ulliel) et de Françoise (Adèle Haenel). Les lavandières qui battent leur linge dans les eaux de la Seine – atrocement reconstituées en effets spéciaux ratés – semblent sorties d’une mise en scène ringarde dans un film sans le sou : tout sonne faux, l’image comme le dialogue..

 

La critique avait, comme moi, adoré il y a sept ans le précédent film de Pierre Schœller, L’Exercice de l’Etat. Je m’y croyais : j’ai été journaliste parlementaire au temps de la IVème République moribonde, de Guy Mollet à Pierre Pflimlin, et même des premiers vagissements de la Vème, – cela n’a pas dû beaucoup changer, ou alors comme toujours en pire !

Après cette première réussite, il devenait évident, avant même de le voir, que le suivant devait être encore meilleur.

 

Dieux du cinéma, rendez-nous La Marseillaise de Renoir !

 

Autre forme d’égarement : le préjugé forcément favorable pour les premiers films du cinéma indépendant américain.

Jim Cummings a tout pour plaire à la critique institutionnelle : il a trente-deux ans, Thunder Road est son premier long métrage, il y est tout à la fois réali­sateur, ­acteur, monteur, compositeur et producteur exécutif.

Bref : l’«indépendant » dans toute sa perfection, toute sa splendeur.

 

Tous s’en donnent donc à cœur joie.

« Chez Cummings, s’extasie Le Monde, le désir de maîtriser chaque étape fait signe vers un désir impérieux, une urgence à faire, qui rend son film si singulier, si ­furieux, à l’image même de son héros. » Et de titrer : « entre rires et larmes, un cocktail du tonnerre »

« Un premier film empathique et finement mis en scène, lauréat du grand prix au festival de Deauville », juge Libération, qui risque un périlleux jeu de mots : « un éclair de gêné. ».

« Une révélation hallucinante », n’hésitent pas à lancer Les Inrock.

A les entendre, on dirait vraiment le coup de tonnerre de Citizen Kane ou d’A bout de souffle.

 

Tout le film repose sur le jeu de l’acteur Jim Cummings.

Un abominable cabot. Une caricature de comédien. L’excès fait homme.

Il gesticule. Il s’agite. Il hurle. Il grimace. Il éclate en sanglots. Il se bat. Il renverse les meubles. Il nous fait des clins d’œil.

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Il danse, seul, sans musique, – ou plutôt il croit danser – devant le cercueil de sa mère, dans un église du Texas.

C’est la première scène, on a déjà compris que l’on va détester, désirer partir, et puis finalement rester, par paresse, parce qu’on se méfie tout de même de ses premières impressions, on ne sait jamais, ça peut – qui sait ? – s’arranger, on oublie les leçons de l’expérience.

On sait au fond de soi que l’on hésitera sans cesse entre la répulsion, l’ennui, le ridicule …

 

Jimmy Arnaud est un policier ultra névrosé (à la limite de la psychose …) qui échoue tout à la fois dans son rôle de mari (sa femme ne l’y aide guère …), de père, de fils, de flic, d’ami … Tant d’échecs finiraient par lasser le plus indulgent des amateurs de clowneries sans drôlerie (jamais on n’éprouve même la tentation d’un sourire.).

Admirez la subtilité du propos, nous enjoignent les thuriféraires : ne sentez-vous pas qu’il s’agit de mettre à nu la crise de la virilité américaine ?

« John Wayne n’aurait pas aimé ce film », ironise Positif.

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Voire.

Au fond du scénario de Jim Cummings, on retrouve – comme d’habitude – le fantôme usé du culte de la famille monogamique et patriarcale.

L’obsession du cinéma américain, fût-il « indépendant », hors normes, loin du mainstream.

Le mariage de Jimmy échoue, mais c’est la faute de la « mauvaise femme » (du reste, elle va se suicider devant sa fille !). Si ç’avait été une bonne épouse américaine, une vraiment bonne mère, tout se serait passé à merveille.

Jimmy ne s‘entend pas avec son père, mais finalement il suffit de se parler, de pardonner, la vieillesse ou la dépendance règle les problèmes.

Jimmy finit par reconquérir l’amour de sa fille. Mieux encore il en fera une danseuse, comme sa propre mère (celle qu’il pleurait si théâtralement dans la première scène). La transmission est assurée.

Du moment que la femme disparaît, il n’y a plus d’obstacle. Jimmy sera enfin le seul maître à bord.

John Wayne, tout bien réfléchi, aurait peut-être aimé.

 

Avec Le Poirier sauvage, du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan, nous retrouvons un des pièges habituels de la critique respectueuse : le refus de toute réserve dans l’admiration des chefs d’œuvre.

 

C’est vrai que le film est très justement admirable.

Le véritable héros du film, c’est la lumière de l’Anatolie : tamisée à travers les feuillages de l’automne ; à demi éteinte – mais cependant irradiante – dans les longues journées de l’hiver ; toujours présente – au sein de la nuit – dans le bref éclat d’un reflet …

 

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L’anti-héros, c’est sans doute la Turquie, avec ses policiers casseurs de « gauchistes », ses hommes d’affaires incultes, ses fonctionnaires ou ses élus incompétents ou corrompus : l’absence totale d’espoir. La seule issue, quand par chance on réussit le concours de professeur, c’est de se résigner à un poste « dans l’Est », ce qui – on le comprend vite – signifie quelque chose comme l’Enfer …

Mais Sinan, le jeune homme que l’on prend d’abord pour un « héros » – « intellectuel » en révolte contre sa famille et le « système », « victime » de l’incompréhension de tous les pouvoirs, apprenti écrivain luttant en vain pour faire publier son premier roman – se révèle peu à peu un velléitaire se payant de mots (il faut l’entendre définir son manuscrit comme «un métaroman autofictif décalé» !), un faux révolté (la confession téléphonique de son copain flic ne semble pas vraiment le déranger …), un conformiste (je ne vous raconterai pas la fin, mais disons que la réconciliation avec le père ressemble fort à une capitulation sans condition).

 

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Voilà peut-être l’intérêt profond du Poirier sauvage : l’histoire du délitement d’une empathie. Du genre : « vous nous avez bien eus, mais nous avons fini par comprendre – comme vous – que votre héros n’était qu’un petit raseur de village qui se prend pour un génie ! »

Le dialogue avec un écrivain à succès dans un librairie, un jour de vente-signature, marque le tournant du film : Sinan s’y montre en jeune coq arrogant, sans autre motivation que la jalousie féroce à l’égard de celui qui « réussit ».

 

Silan ne nous séduit que par ses silences.

La scène avec une jeune fille, dans la forêt, est à cet égard la plus belle. Rien n’est dit, ou presque. Elle parle un peu : elle dit la perte de ses rêves, sa résignation à la condition prochaine d’épouse sans amour .

Lui, se tait.

Toute la vérité d’un pays, d’un homme et d’une femme, d’une jeunesse tout entière, se livre dans le mutisme de Silan.

 

Cet éblouissement d’un silence ne nous fait que déplorer davantage encore l’insupportable ennui de certains dialogues.

Pendant d’interminables minutes (vingt ? trente ?), deux imams – l’un conservateur, l’autre supposé « progressiste » – discutent, en marchant, de la meilleure façon de lire le Coran.

Comment Nuri Bilge Ceylan peut-il imaginer qu’un spectateur occidental, non turc, non musulman, – à moins d’être un spécialiste de l’Islam – puisse se passionner pour un débat dont il ignore tous les enjeux ?

Je ne suis pas sûr, du reste, que si deux curés – l’un traditionaliste », l’autre « moderne » -, se fussent affrontés, notre intérêt, en notre culture si fortement laïcisée, eût été franchement plus grand …

Si Le Figaro, malgré son admiration, consent à nous parler de « dialogues parfois fastidieux », Libération et Télérama ne concèdent aucun bémol à leur enthousiasme. L’Obs bat tous les records de complaisance en évoquant sans aucune réserve – de « stimulantes scènes de dialogues (moyenne : vingt minutes chacune) ».

 

Ainsi triomphe le cinématographiquement correct.