Traces

Retrouver les traces avant qu’il ne soit trop tard. Avant que plus personne ne sache qui, quand, où, comment.. Avant que les réseaux sociaux ne nous expliquent que nous avons tout inventé … Avant que tout le monde s‘en fiche.

Il y faut toute la rage des derniers témoins, toute la douleur des enfants ou petits enfants de victimes. Philippe Sands y met, en plus, tout le savoir faire méthodique d’un avocat et professeur de droit public international spécialiste des crimes contre l’humanité. Et peut-être aussi d’un lecteur de romans policiers, habile à démêler toute la pelote des secrets de famille – la sienne, tout d’abord, mais pourquoi pas celle des bourreaux ? – qui s’enchevêtrent avec ceux – à peine mieux connus – de la « solution finale » ou du procès de Nuremberg.

Sands_P_145373_BW_IndMem

Dans ce  Retour à Lemberg, – c’est l’ancien nom germanique de Lviv, l’actuelle capitale de l’Ukraine, qui a changé huit fois de nom (et de nationalité) en moins de quatre-vingts ans -, Philippe Sands, lui-même petit fils de Léon, originaire de cette ville, réussit à reconstituer quatre destins qui se sont ainsi noués au cœur de ce lieu hautement symbolique des tragédies de notre temps.

Léon, le grand père, mort à Paris en 1997, avait vécu à Lwow le nom polonais de la ville) l’antisémitisme de la Pologne d’avant-guerre, puis à Vienne les premières terreurs de l’Anschluss. Il avait réussi à obtenir des nazis, en 1939, un passeport d’apatride et – dépouillé de tous ses biens – à se réfugier en France, où il s’était engagé dans la Légion étrangère, puis avait participé à la Résistance.

Mais pourquoi sa femme, Rita, ne l’avait-elle rejoint que deux ans plus tard, précédée par Ruth, leur fille née en 1938 ? Qui était l’homme au nœud papillon, resté, lui aussi, à Vienne et dont la photo, trouvée dans les papiers de Rita après sa mort, livre, peu à peu, la clé du mystère ? Et quel rôle jouait auprès de Léon son « meilleur ami » Max, qui lui écrivait, de Los Angeles, le jour même de la capitulation allemande : « Dois-je répondre à tes baisers, où sont-ils seulement pour ta femme ? »

Hirsch Lauterpacht et Raphael Lemkin, tous deux juifs polonais – donc soumis au numerus clausus -, avaient suivi à l’Université de Lemberg-Lwow-Lvov-Lviv les mêmes enseignements de droit international. Le premier, devenu professeur de droit à Cambridge, avait « inventé », pour le procès de Nuremberg, où il siègeait comme l’un des procureurs britanniques, le concept de « crime contre l’humanité ».

41I2Lacc9RL._SX329_BO1,204,203,200_

Le second, avocat et procureur aux Etats Unis, avait élaboré – non sans soulever d’énormes oppositions – celui de « génocide », qui n’avait pas été retenu à Nuremberg, mais devait ensuite connaître un superbe avenir.

 

20090405a-RaphaelLemkin

NLe quatrième, Hans Franck, – qui finit au bout d’une corde après le verdict de Nuremberg – avait pris , comme gouverneur général de la Pologne occupée par les nazis, toutes les décisions qui avaient abouti à l’anéantissement des deux familles polonaises de Lauperpacht et de Lemkin. Là aussi, Philippe Sands, avec l’aide de Niklas, le fils du criminel, met à jour tous ses misérables secrets : son homosexualité (étrangement présente dans les deux « camps »), ses maîtresses, les infidélités de son épouse …

ob_d46f6b_frank-hans06

J’ai dévoré ce livre avec passion. Je ne l’ai pas quitté de trois nuits. Je m’y suis d’autant plus attaché que j’y retrouvais quelque chose de mon propre acharnement à dépister les traces de mon arrière-grand père, Sholem ben Israel Friedmann, à démonter, pièce par pièce, toutes les fables de la légende familiale : non, ce n’était pas un hassid confit en dévotions et en prières, assassiné par une bande de nervis antisémites à la sortie de la synagogue de la rue Pavée le jour de Kippour 1923. L’enquête de police jointe à son dossier de naturalisation le décrivait en petit brocanteur passant ses journées à jouer aux cartes dans l’arrière-salle du Galopin, un bistrot de la rue des Francs –Bourgeois, et à spéculer sur les bons du Mont-de-Piété. Après des années de quête infructueuse, j’avais fini par dénicher, au Musée de la Police, le rapport du commissariat du quartier Saint-Gervais qui reproduisait le témoignage du gardien de la paix témoin de la rixe : le vieux monsieur avait été agressé, plusieurs jours après Kippour, par un ouvrier chaudronnier avec qui il était sans doute en affaire. Les deux hommes s’étaient réconciliés à l’audience du juge de paix, plaidant tous les deux la méprise. L’arrière grand père était mort, quelques semaines plus tard, d’une crise cardiaque.

 

Une fois le livre de Philippe Sands refermé, j’ai commencé à prendre un peu de distance.

Est-ce une chronique familiale ? un livre d’histoire ? un roman historique, relevant de la non-fiction ? un précis de vulgarisation du droit pénal international ? Un reportage de journaliste ?

Un peu de tout cela, – et c’est ce qui fait son charme. Sauf que chacun de ces genres possède ses règles, ses impératifs. Et que de leur observance découle le style. De leur mélange naît un certain malaise. Quelque chose comme un doute.

Voilà la faille. Philippe Sands écrit parfois comme un rewriter de Paris Match. « L’arbre perdait ses reines-claudes, le gazon était tondu moins souvent, et pourtant, malgré la noirceur des soirées d’hiver qui l’enveloppait, Lauterpacht se focalisait sur les évolutions plus positives ».

Admirons l’élégance de cette dernière phrase …

Il manque à ce livre une écriture.

 

Je ne fais confiance qu’à la littérature. Aux romanciers. Aux cinéastes. Aux auteurs de théâtre

Puisqu’il ne reste plus de témoins, n’écoutons que les poètes.

Par exemple – et au dessus de tout – W.G.Sebald, cet écrivain allemand vivant en Angleterre par remords du crime allemand (et refusant le développement des initiales de son prénom par horreur de toute référence à une certaine « germanité » mémorielle ou mythologique…) : son roman Austerlitz, dont la traduction française est parue en 2002, un an après la mort de l’auteur – je l’ai donc lu, pour la première fois il y a seize ans – hante encore ma mémoire.

portrait-of-w-g-wg-w-g-wg-sebald-born-winfried-georg-maximilian-sebald-hp7w1e

 

Là, tout repose sur le flou. L’incertitude. La mise en doute de toute frontière entre le réel et l’imaginaire.

Jacques Austerlitz a-t-il vraiment « existé » ou n’est-il qu’un personnage de fiction ? Tout est fait pour brouiller les repères. Des photographies insérées dans le texte multiplient les détails « réalistes » : son bureau, son sac à dos … Mais jamais son portrait. A qui ressemble-t-il ? A Wittgenstein peut-être ? Mais tout aussitôt l’hypothèse est récusée par lui-même.

Rien de plus qu’une simple silhouette croisée dans la salle des pas perdus (c’est Sebald qui met les italiques) de la gare d’Anvers (Austerlitz est voué aux gares, ces lieux où tout justement l’on se perd, parfois pour toujours ..). Et déjà c’est l’homme des traces : il prend des photos, il note ses impressions sur un carnet, il sait décrypter tous les signes dissimulés dans l’architecture – « les traces que laissent les douleurs passées ».

Le récit semble s’égarer, se perdre dans des digressions savantes, par exemple sur l’art des fortifications (mais aussi sur leur utilisation par les SS), quand vingt ans plus tard, Austerlitz ré-apparaît à Londres dans le salon-bar d’une gare : c’est là qu’il entreprend le mémorial de sa vie, – la quête de ses origines.

Enfant juif arraché à ses parents, assassinés au camp de Terezin, il a été recueilli, quelque part dans la campagne anglaise, par un pasteur calviniste, qui lui a donné son nom. A l’orée de l’âge adulte, il découvre qu’il s’appelle Austerlitz.

Et là, étrangement, le fil de Sebald s’enchevêtre avec celui que va tisser, quinze ans plus tard, cet autre grand défricheur de traces, Claudio Magris, ressuscitant – avec son très beau roman Classé sans suite – les fantômes de Saba, le camp de la mort que Trieste a voulu oublier. Mais je laisse au lecteur subtil le plaisir de déceler cet entrelacs.

Les images les plus folles, souvent illustrées par d’improbables photos, s’enchainent dans la divagation autobiographique d’Austerlitz : et d’abord celles de la bataille qui porte son nom (vue « au travers des yeux myopes du maréchal Davout, chaussé de ses lunettes retenues par deux cordons noués derrière la tête »), mais aussi de trois pigeons voyageurs, d’une colonie de cacatoès rapportés des Moluques au Pays de Galles (dont l’un âgé de soixante-six ans), d’un schisme dans le clan des Fitzpatrick, de la vie et de la mort des mites (« il n’y avait aucune raison de dénier une âme à ces bestioles » …) et, bien sûr, encore une fois, d’une gare, Liverpool street station – « une sorte de porte des Enfers », construite sur les ruines d’un hospice d’aliénés (« souvent je me suis demandé si la peine et les souffrances qui s’y étaient accumulés au fil des siècles avaient cessé d’être »)

A peine deux ou trois alinéas, marqués d’un point noir, en quelque trois cent cinquante pages : l’infinie continuité du texte nous enferme dans son délire, nous cadenasse dans son angoisse. Et ce n’est pas la visite à Terezin, « devenu une commune ordinaire », où l’on ne rencontre qu’un « simple d’esprit en costume dépenaillé » qui nous apportera un peu de lumière. Sauf que dans le film de propagande, tourné par les Allemands à seule fin de faire croire à une sorte de paradis pour les Juifs, Austerlitz croit reconnaître, un très bref instant, le visage de sa mère.

Comment ne pas se retrouver, au terme de cette odyssée de la mémoire, du côté – tout justement -de la gare d’Austerlitz ? Sur le flanc du triage, là où s’élève aujourd’hui la Bibliothèque, « il y avait jusqu’à la fin de la guerre un vaste entrepôt où les Allemands regroupaient tous les biens pillés dans les appartements des Juifs parisiens  (…) Il n’était pas rare qu’on (y) voie débarquer d’Allemagne les grands bonzes du parti et les gradés de la SS et de la Wehrmacht, venus choisir avec leurs épouses ou d’autres dames un mobilier de salon pour la villa de Grunwald, un service de Sèvres, un manteau de fourrure ou un Pleyel ».

 

Me voici satisfait  : nous avons eu la chance que notre appartement du square du Temple soit réquisitionné par la Gestapo. Les meubles y sont donc restés. Sauf ceux qui avaient été volés par le concierge (grand blessé de la guerre de 14) et que mon père est allé récupérer, révolver postiche au poing, aux lendemains de la Libération.

Siffler ? Huer ?

Etait-ce l’Andromaque de Benjamin Porée, celle de Jean-Louis Martinelii, celle de Lambert Wilson ? Je ne sais plus.

C’était il y a dix ou douze ans. Le metteur en scène avait choisi de faire apparaître un Astyanax muet (et pour cause : Racine avait « oublié » de lui donner un rôle) ; Hermione se jetait aux pieds de Pyrrhus et lui baisait les genoux ; le prince grec tentait de violer sa captive troyenne … Tout à coup, de sa place dans les gradins du théâtre, Michèle, ma femme, saisie de rage, hurle : « est-ce que vous savez que c’est une tragédie classique, pas une pièce de boulevard ? »

« Andromaque » s’arrête un instant, stupéfaite. Puis elle change de jeu, devient meilleure comédienne.

Personne, dans le public, ne proteste.

 

C’était il y a sept ans, au Théâtre des Gémeaux, à Sceaux. Thomas Ostermeier avait imaginé de faire jouer Othello … dans une piscine, entièrement reconstituée sur le plateau. Venise, comme chacun sait, règne sur les eaux !

othello2

Au moment des saluts, le public l’acclame. Je suis seul à le huer. Il me sourit et me fait un petit signe de connivence. Il est ravi de faire encore scandale

 

C’était il y a quelques mois, aux Bouffes du Nord. Un metteur en scène que nous adorions, Benjamin Lazar (dont nous avions tellement applaudi le Cyrano de Bergerac à l’Athénée, sans compter toutes ses adaptations de tragédies baroques) montait une Traviata, « d’après Giuseppe Verdi ».

Texte ré-écrit  – avec des coupes et, pire, des ajouts –  orchestre rétréci à sept musiciens (mais avec un accordéoniste !), chanteurs non professionnels … La presse s’enthousiasme.

Spectacle « de pure grâce, écrit Marie-Aude Roux dans Le Monde : un moment magique, rare, où théâtre et musique – et humanité – empruntent le couloir ascendant d’un souffle unique. » « Jamais cette dame aux camélias n’aura été incarnée avec grâce si diaphane et mutine à la fois, alanguie et sexy, enfantine et éternelle », surenchérit Fabienne Pascaud, dans Telerama.

Personne ne sait jouer. Personne ne sait chanter. Benjamin Lazar a oublié son savoir de metteur en scène.

A peine Violetta a-t-elle exhalé son dernier soupir que Michèle – encore elle ! – crie son exaspération. Le public la hue : « vous n’avez pas le droit ! Vous ne respectez pas les comédiens ! »

Quelqu’un lui jette même à la figure une des fleurs artificielles qui jonchent le plateau.

 

En quelques années, le politiquement correct a gagné les salles de théâtre.

Souvenons-nous des bagarres qui marquaient, chaque soir, en 1968, les représentations des Paravents de Genet à l’Odéon

Il y a moins longtemps, en 1986, la Bérénice de Klaus Michael Gruber à la Comédie française (la plus belle que j’aie jamais vue) suscitait – les deux fois où je suis allé l’applaudir – des accrochages entre les détracteurs, qui lui reprochaient le ton à demi chuchoté de ses merveilleux interprètes (et, avant tout, de l’admirable Ludmilla Mikael) et les admirateurs frénétiques, parmi lesquels je me comptais.

media.jpg

Le théâtre était le lieu où s’exprimaient les passions contradictoires de la cité. Mieux encore – et depuis l’Antiquité : où se forgeait une conscience lucide de citoyen.

 

Je revendique le droit d’acclamer, de crier « bravo » à voix tonitruante, mais je veux qu’on me reconnaisse aussi le privilège de huer le metteur en scène (jamais – ou presque – les acteurs).

« C’est un droit qu’à la porte on achète en entrant », proclamait – il y a deux cent cinquante ans – un critique célèbre pour ses passions révolutionnaires.

180px-Nicolas_boileau_Girardon

Ce bloggeur rouge s’appelait Nicolas Boileau.