Trompe-l’œil

 

 

Je me tâte. Je me pince. Je me regarde dans les miroirs.

Et si je n’étais qu’une illusion d‘optique ? Un faux semblant ? Un trompe-l’œil ?

 

Après trois voyages en Italie depuis le Nouvel An (trois ou deux ? je ne sais plus, la mémoire n’est qu’un simulacre de savoir, une fabrication inconsistante qui me laisse, chaque fois, dans l’angoisse), je perds l’illusion rassurante du soi-disant réel. Rome, Venise, Vérone, Mantoue, Vicence, les villas palladiennes … : le monde entier ne m’apparaît plus que comme une supercherie de géomètre, une astuce picturale imaginée par un émule décadent de Tiepolo ou de Véronèse.

 

Tout commence dans l’étrange fantasmagorie de Rome noyée sous la neige. Les rues ne sont pas déblayées (pourquoi voudriez-vous qu’une municipalité – déjà diagnostiquée comme à moitié folle – ait acheté des chasse-neige ?), ni les bus ni les taxis ne s’aventurent plus dans les montagnes russes des sept collines.

Quelques monuments consentent à ouvrir leurs portes, à des heures à peine plus fantaisistes que les autres jours.

Au Palazzo Spada, nous sommes seuls, Michèle et moi, devant la Prospettiva de Francesco Borromini. Bien que nous l’ayons déjà vue sans doute plus de dix fois au cours des ans, nous nous laissons prendre à l‘illusion : non, le passage qui s’enfonce entre deux rangées de colonnes (fictives, bien sûr …) n’a pas les trente ou quarante mètres de profondeur qu’il paraît avoir ; non, la statue du fond n’a pas – et de loin ! – la taille d’un homme. Tout est truquage, usage savamment calculé d’une fausse perspective.

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Pas très loin de là, la merveilleuse Piazza Sant’Ignazio – qui est, à Rome, ma préférée – est aménagée comme un théâtre. L’église Sant’Ignazio di Loyola, à l’emplacement où devrait s’asseoir le public, semble prolonger la mise en scène. Tout le plafond de la nef est recouvert d’une immense fresque en trompe-l’œil, œuvre du jésuite Andrea Pozzo, qui représente l’apothéose du saint fondateur de l’Ordre : on est saisi par l’insondable profondeur du ciel, où le Christ, la Vierge Marie, des missionnaires, des orants semblent emportés dans une hallucinante fantasia cosmique. Le petit dépliant qu’on se procure à l’entrée nous enseigne que le plafond est parfaitement plat et qu’il suffit de se déplacer de quelques pas pour que tout semble basculer, se déformer.

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Même la coupole est fausse : une habile fiction picturale.

 

C’est la dernière semaine de la campagne électorale italienne : sur la télévision de l’appartement que nous avons loué, nous découvrons deux personnages issus de la commedia dell’arte : l’un tonitruant, transpirant, gesticulant, trop habile bateleur ; l’autre quasi insignifiant, atone, s’efforçant de lire son prompteur sans faire trop de fautes, voyageur de commerce égaré dans un quartier ou une ville qui ne fait pas partie de sa tournée habituelle. Le premier s’appelle Matteo Salvini, c’est le chef de la Lega – parti qui affiche sa proximité avec Marine Le Pen (il est aujourd’hui ministre de l’Intérieur) ; l’autre, Luigi di Maio, est – depuis que Beppe Grillo est revenu à son métier d’amuseur public – le nouveau dirigeant du Mouvement Cinq Etoiles (il est désormais ministre du Développement économique).

Et défilent les promesses les plus incroyables (au sens le plus exact du terme : auxquelles on ne peut croire) : nous distribuerons de l’argent à tout le monde, nous ne vous en prendrons plus qu’un minimum, dès le première année nous renverrons chez eux un demi-million de clandestins.

Nous nous tâtons, nous nous pinçons. Rassurez-nous : ce n’est sûrement qu’un trompe-l’œil …

Nous repartons de Rome, le jour même de l’élection triomphale des deux compères (et néanmoins rivaux impitoyables).

 

A Maser, dans le Nord de la Vénétie, la Villa Barbaro, sept mois plus tard. Dans cette architecture de Palladio, Véronèse se joue de nous avec allégresse.

Un jeune homme aux manches et aux chausses rouges entrouvre une fausse porte : il hésite, il semble s’interroger, il craint sans doute de nous importuner.

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Au bout d’une longue et inaccessible enfilade (la Villa est habitée par ses richissimes propriétaires – la famille Cini – qui protègent leur intimité dans toute une aile, interdite aux visiteurs), un beau chasseur en coiffe noire, justaucorps blanc, chausses bleu ciel, cor de chasse en bandoulière, sa hallebarde débordant du cadre, pose avec crânerie, le poing sur la hanche.

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Une femme très élégante, en robe décolletée gris bleu, accompagnée de sa suivante, en chasuble brune à parements blancs, légèrement en retrait (comme il se doit), nous surveille du haut d’un faux balcon, entre deux colonnes torses en déroutante contre-plongée. Un perroquet et un petit chien sont perchés sur le garde-corps, tandis qu’un nain ou un enfant, à demi caché, les espionne.

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Un lévrier (est-ce un lévrier ?) s’échappe par dessus une balustrade imaginaire et vient, sous notre nez, renifler le sol de marbre, lui aussi de pure fiction, comme s’il traquait le secret de son ombre, qui s’allonge devant lui, entre ses pattes.

Par une sorte d’auto-dérision, Véronèse a même feint d’oublier, au bas d’une fresque, sa brosse de peintre et ses brodequins noirs.

 

Peut-être ce trait d’humour va-t-il bien au delà de l’anecdote. Il nous dit l’essentiel même de la peinture : un humble métier d’artisan, mais aussi un rapport singulier à ce que l’on appelle le « réel ». Véronèse, malgré les apparences, ne « reproduit » ni des personnages, ni toute une société vénitienne. Il invente, il imagine, il se raconte (et nous raconte) une histoire. Il rêve.

Il nous invite surtout à nous méfier du « réalisme » : gardez-vous, nous prévient-il, de vous laisser prendre à mes pièges. Ces hommes et ces femmes, qui semblent venir à votre rencontre, ne sont pas plus « vrais » que les dieux de l’Olympe, les nymphes, les satyres dont je peuple mes plafonds.

Toute peinture digne de ce nom « trompe l’œil ».

 

Un petit saut vers l’Ouest de la Vénétie : le Palazzo Té, œuvre de Giulio Romano, à Mantoue. Dans l’époustouflante Camera dei Giganti, nous nous trouvons soudain littéralement écrasés sous d’énormes rochers, nous hurlons de terreur et de douleur, nos lèvres se convulsent, nos yeux se révulsent, les flèches, les coups de gourdin, pleuvent sur notre corps, pas de salut, pas d’échappée, pas une seule ouverture par laquelle nous pourrions tenter de nous évader.

Oui, je dis bien « nous ».

Ces Géants ne sont pas ensevelis dans la poussière de nos livres de classe, du temps tellement lointain où nous traduisions Les Métamorphoses d’Ovide. Il s’agit de nous, de nos fantasmes, de nos cauchemars.

Chronos (tiens, le Temps ! …) a détrôné son père, Ouranos, le maître du Ciel : il lui a tout simplement coupé les testicules (ça commence à vous dire quelque chose, ce combat sexuel avec le père ?). Du sang de la castration est née Rhéa, la déesse-Terre.

Chronos épouse Rhéa (est-ce sa sœur ? est-ce sa fille ?). Un devin lui a prédit que l’un de ses fils le tuerait (le combat continue, d’une génération à l’autre …). Il avale donc chacun de ses héritiers mâles, le jour même de leur naissance.

Rhéa se lasse de ce jeu mortel. Elle veut au moins sauver Zeus, son dernier né. Elle emmaillote un rocher et le donne à dévorer à Chronos, qui ne s’aperçoit de rien.

Zeus, devenu grand, décide de se venger. Il fait boire à Chronos un émétique : le dieu déchu vomit les enfants qu’il a engloutis. Ainsi naissent ou plutôt renaissent Vénus, Apollon, Mercure, Neptune, Mars, Vulcain, Junon … L’Amour, la Beauté, la Mer, le Commerce, la Guerre : la création du monde mêle savamment le pire et le meilleur.

Avec l’aide des Titans, Zeus fait la guerre aux Géants, qui ont pris le parti de Chronos. Vainqueur, il établit, sur l’Olympe, un nouveau royaume divin, principe d’harmonie et de vie, né de la victoire sur les Pères.

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L’un des Titans, Prométhée, va inventer le feu et la charrue, rendant ainsi possible le règne de l’homme, ce que Zeus ne lui pardonnera jamais. Son frère, Epiméthée, crée les espèces animales, les dotant de toutes les facultés qui manquent aux humains. Il reçoit, en cadeau des dieux, la première femme, Pandora, qui aura la fâcheuse idée d’ouvrir le couvercle de la fameuse boîte : tous les maux du monde s’en échapperont sauf Elpis, l’Espérance, qui reste aux mains de ceux qui veulent s’en saisir.

C’est donc bien NOTRE histoire que Giulio Romano nous raconte. Avec NOS secrets, NOS angoisses, NOS désirs. L’énormité du trompe-l’œil ne nous renvoie qu’à nous-même.

 

Cette fois-ci, tout éclate. Tout refuse les limites, les cadres, l’empire du décor. Iphigénie, en robe vaporeuse, s’envole dans un nuage qui nous cache tout un angle de la salle du trône. Une main, un pied, arrachés à quelque silhouette dissimulée, surgissent sur la pâle blancheur d’une colonne. Un serviteur noir, penché en avant, comme pour mieux entendre nos ordres, descend un escalier de marbre. Une servante à demi voilée, en scintillante robe orientale, s’agenouille au pied de notre lit et nous offre un plateau de fruits.

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Gianbattista Tiepolo – le père – s’en donne à cœur joie, à la Villa Valmarana ai Nani, près de Vicence. Son fils Giandomenico peuple l’annexe, toute proche, de tout un monde de petits bourgeois vénitiens, d’aristocrates en fête, de paysans buveurs et bâfreurs.

Sur l’enceinte de la villa, dix-sept nains de pierre nous surveillent. La légende raconte qu’un gentilhomme de la région avait une fille, Jana, très belle de visage, mais au corps nain et difforme. Pour lui épargner les souffrances qui auraient pu naître de son infirmité, il fit construire une villa ceinte de hauts murs et veilla à ne l’entourer que de serviteurs nains, afin qu’elle ne pût jamais prendre conscience de sa différence.

Un jour pourtant, Jana monta sur une chaise et découvrit, par la fenêtre, le monde qui lui avait été caché. Elle aperçut un beau cavalier, qui tomba amoureux de la perfection de son visage. Las, quand elle montra son corps, l’autre s’enfuit, effrayé. Elle en mourut.

 

Peut-être cette fable constitue-t-elle une jolie métaphore de l’Italie d‘aujourd’hui. Enfermons-nous dans notre forteresse ; nous sommes les plus beaux, les plus forts ; hors de nos murs, tout le monde veut notre mort : l’abominable Europe, les migrants cannibales … Ignorons-les, méprisons-les, combattons-les ! Notre isolement est le prix à payer pour notre bonheur.

Un jour, qui sait ? la belle Jana jettera un œil par dessus les murailles. Plaise aux dieux de l’Olympe qu’elle y survive !

 

A Vicence, le Teatro Olimpico, imaginé par Palladio, a révolutionné, en 1585, l’art du théâtre (même s’il a fallu quatre siècles pour qu’après une inauguration triomphale on y donne enfin une deuxième représentation théâtrale): c’est le premier théâtre couvert de toute l’histoire occidentale.

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C’est aussi le plus extraordinaire chef d’œuvre de perspective fantomatique : les rues d’une Thèbes de légende y sont reconstituées, en bois et en stuc, avec une précision déroutante. Les fonds de rue s’amenuisent dans un éloignement prometteur de rendez-vous secrets, peut-être aussi de guet-apens redoutables.

On en ressort tout tourneboulé de ce court-circuit des siècles, regrettant seulement que les maîtres du lieu aient décidé de distribuer des tablettes électroniques aux visiteurs (qui n’ont plus besoin désormais de regarder le décor). Nous avons refusé, Michèle et moi, de participer à ce crime de lèse-beauté.

 

Tout s’achève par un coup de force. Le 12 mai 1797, Bonaparte met fin aux fastes de la République de Venise. En 1807, devenu Empereur des Français, il achète la Villa Pisani, à Strà, sur les bords de la Brenta et en fait don à Eugène de Beauharnais, nommé vice-roi d’Italie.

Il réaménage la villa de fond en comble, la transformant en une Malmaison sans charme. Grâce sans doute à l’intervention divine d’Apollon, il ne touche pas à la sublime fresque de Gianbattista Tiepolo – L’Apothéose de la famille Pisani – sur le plafond de la salle de bal.

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Ce reître n’est manifestement pas l’homme des dominos et des masques, des fêtes en gondole et des duels galants entre cardinaux ambassadeurs et religieuses adolescentes, sous l’œil d’un faux kabbaliste, caché derrière un miroir.

 

Pour échapper à ce naufrage, promenons-nous dans les cours. Une surprise nous attend.

Au premier plan, une statue de pierre dresse la silhouette d’une guerrière en cotte de maille, visage penché, bouclier au poing droit, bras gauche nu jusqu’au coude, bas à mi mollet, sandales légères.

Reculons-nous un peu. A l’arrière plan, dans une deuxième cour, des statues en trompe l’œil, dans des niches fictives, reproduisent la même réalité sur le mode imaginaire.

 

Et si toute l’Italie d’aujourd’hui était un trompe-l’œil ?

En apparence, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : en Vénétie, pas un seul SDF sur les trottoirs, pas un seul carabinier dans les rues, pas une seule affiche politique sur les murs, pas un seul graffiti vengeur … Les fameux migrants, terreur – nous dit-on – de l’opinion publique, se sont sans doute perdus dans les méandres de la Brenta.

A l’inverse des deux cours de la Villa Pisani, la réalité – la statue de pierre, comme celle du Commandeur – se cache sans doute à l’arrière plan. La dette publique, le chômage, la fragilité des banques, la faiblesse de la croissance, le sous-développement du Sud n’apparaissent qu’en filigrane, dans les éditoriaux des bons journaux.

 

Le pire des trompe-l’œil, c’est l’Etat italien.

Montecitorio, le Palazzo Madama, le Palazzo Chigi, le Quirinale : le décor du pouvoir est peut-être le plus beau du monde.

Derrière la façade, il n’y a que des habitudes sclérosées, des corruptions, des démagogies, des discours creux qui fascinent encore les foules.

Seul le Président de la République, Sergio Mattarella, tente de garder un cap.

 

Rien, pourtant, ne nous détournera jamais de notre amour de l’Italie.

Nous y retournerons. Nous y reprendrons nos pélerinages. Nous y renouerons nos amitiés.

Le trompe-l’œil est le révélateur suprême de la vérité.