Et si Kafka était vraiment juif ?

Les loups ououh! ououououh!

 

Les loups ont envahi Paris
Soit par Issy, soit par Ivry
Les loups ont envahi Paris
Tu peux sourire charmante Elvire
Les loups ont envahi Paris[1].

 

 

Des loups, des Lupa, des louveteaux, des louves… Ils ont pris Paris par le Sud. L’Odéon a été leur premier bivouac. Ils y ont monté Procès, d’après Kafka.

Non pas Un, ni LE. Ils ont fait sauter l’article. On devrait se méfier des gens qui tordent la grammaire.

Et plus encore de ceux qui ré-écrivent d’après un auteur. La non publication du texte français rend impossible toute comparaison sérieuse.

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Kristian Lupa joue sur sa gloire. Le metteur en scène tchèque nous avait toujours enchantés par son respect scrupuleux des textes qu’il adaptait pour le théâtre : Le Maître et Marguerite, d’après Boulgakov, en 2003 ; Perturbation en 2013 et Des Arbres à abattre en 2016, d’après Thomas Bernhard. Sans compter le très beau Salle d’attente de Lars Nören en 2012.

 

Que veut-il nous dire aujourd’hui avec sa fausse adaptation de ce roman énigmatique, que trois générations d’exégètes torturent depuis quatre-vingts ans pour en extraire le sens caché ?

Le poste de télévision, dans un coin du plateau, nous inquiète, où éructe un sous-ministre polonais : Lupa va -t-il simplement exhaler sa colère contre ceux qui l’ont chassé de son théâtre ?

Noble cause, mais piètre instrument de révolte : Declan Donnellan, avec son débat télévisé sur les migrants, au milieu de Périclès, Prince de Tyr, nous avait déjà piégés avec cet importun stratagème.

De grâce, protégez Shakespeare et Kafka de nos querelles d’aujourd’hui, fussent-elle légitimes !

Tout ronronne d’abord en apparence comme dans n’importe quelle représentation du Procès : l’arrestation par deux gardiens qui laissent Joseph K. libre de ses mouvements, la conversation avec la logeuse, l’entretien quelque peu forcé avec mademoiselle Bürstner, l’audience du tribunal, un dimanche, dans un espace sordide … J’en passe… Tout est dans le texte.

Et puis soudain tout bascule. « Je suis Franz Kafka », dit en français l’un des personnages. « Je suis Felice Bauer », «  « Je suis Grete Bloch », « Je suis Max Brod ». Lupa choisit de nous plonger dans la vie « réelle » de Kafka, telle qu’elle nous est contée par le menu à travers les Lettres à Félice et le Journal.

 

Peu importerait si cela n’aboutissait à vider Le Procès de toute substance.

Tous les lecteurs de Kafka connaissent la chaotique saga de ses amours avec Felice Bauer : première rencontre le 13 août 1912, première lettre le 20 septembre (il y en aura huit cents). Pendant une longue période, les contacts ne seront maintenus que par l’intermédiaire de Grete Bloch, l’amie de Felice. Premières fiançailles le 12 avril 1914. Mais Ka fka multiplie les signes d’incertitude (aveu d’impuissance, incompatibilité entre création littéraire et vie conjugale …).

Le 12 juillet 1914, il est convoqué devant ce qu’il appelle « le tribunal de l’Askanisher Hof » : pendant toute une nuit, dans un hôtel de Berlin, il doit affronter les accusations de Felice, de sa sœur Erna et de son amie Greta (avec laquelle il a pourtant entretenu une relation presque amoureuse). Son propre ami, Ernst Weiss, lui sert d’avocat. Lui-même refuse de se défendre. Il garde le silence.

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Le Procès s’expliquerait donc tout entier par l’échec des fiançailles avec Felice. Ce serait une pure transposition de la nuit de l’Askanisher Hof.

Je sais bien que Lupa reste ainsi fidèle à la doxa établie par Elias Canetti, avec L’Autre procès (traduction Lily Jumel, Gallimard 1972).

Les Lettres à Felice ont été publiées pour la première fois en 1967. C’est sous le choc de cette découverte que Canetti écrit, dès 1969, sa propre exégèse. Qui paraît d’emblée sans réplique, proprement éblouissante.

 

Un demi siècle s’est écoulé. D’autres lectures du roman de Kafka ont été proposées : Walter Benjamin, Hannah Arendt, Marthe Robert, Maurice Blanchot, Michael Löwy, j’en oublie beaucoup …

Canetti lui-même semble attacher peu d’importance à des « détails » qu’il cite pourtant avec un infini scrupule : lors de la première rencontre avec Felice, Kafka ne dissimule pas qu’il a enfoui dans sa poche un exemplaire du journal Pälestine. La jeune fille lui propose, tout justement, de l’accompagner, l’année suivante, dans le voyage qu’il projette en Terre promise. Elle lui révèle qu’elle apprend l’hébreu. Cet attrait commun pour le sionisme joue un rôle capital dans la naissance de leur relation.

Kafka, pendant une longue période d’interruption de leur correspondance, se rend du reste à Vienne pour assister, en septembre 1913, au onzième Congrès sioniste (où il précise, dans son Journal, qu’il s’est beaucoup ennuyé).

Canetti (donc Lupa) nous fait admirablement pénétrer dans les profondeurs d’une âme tourmentée. Le Procès serait, pour lui, le superbe roman d’apprentissage d’un jeune écrivain de trente ans. Une sorte dEducation sentimentale ou dAffinités électives, déviées de quelques degrés vers l’Est.

Une telle lecture se clôt sur elle-même. Il n’y a plus d’au-delà du livre. A la limite, ce qu’analyse Canetti, c’est le Journal de Kafka ou ses Lettres à Felice. Non Le Procès.

Il semble nous parler de quelqu’un d’autre : le héros mélancolique d’une pièce de boulevard (mitigée d’un peu de métaphysique), l’amoureux déçu d’une sorte de courrier du cœur.

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Qu’apporte, à ses yeux, la mystérieuse mutation de la vie en roman ? Où se situe, pour lui, la spécificité – l’étrangeté absolue – de l’espace littéraire ?

Tout acte proprement littéraire dissimule un secret. Que peut-être (ou souvent) l’auteur ne connaît pas lui-même.

Le plaisir du lecteur (ou du spectateur) réside aussi dans le dévoilement. Dans l’inquiétude de se trouver devant une multiplicité de clés, entre lesquelles il faudra peut-être choisir. A moins de les garder toutes, au gré du plaisir des jours. Quitte à parfois inventer un arcane imaginaire.

 

J‘appelle à mon secours un témoin de poids : Marthe Robert, qui a traduit en français Les Lettres à Félice (Gallimard, Du Monde entier, 1972) et a publié, sept ans plus tard, Seul comme Franz Kafka (Calmann Lévy, 1979).

« Kafka n’est jamais là où les concepts prétendent le fixer », réplique-t-elle d’emblée à ceux qui « tendent sinon à l’accaparer, du moins à lui prêter ce qu’eux-mêmes ont besoin de croire vrai, Juif assimilé, Juif anti-juif, anti-sioniste, sioniste, croyant, athée – , tout cela Kafka l’est en effet aux différents moments de son évolution et parfois même simultanément. » « Il pratique une haute stratégie de la contradiction maintenue à tout prix. »

Nous voici donc prévenus contre les lectures abusives (ou qui se voudraient définitives).

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Cher, très cher ami Franz ! Comme j’aime cette indéfinition de ce qui est, tout justement, le cœur de ton incapacité de vivre, de ton interrogation métaphysique, de tes amours, du mystère de ton œuvre – si habilement crypté !

Tu as re-découvert la parole ouverte. « Que tu affirmes « blanc », péremptoire, et que ton voisin, aussi tranchant, réplique aussitôt « noir », ta parole et sa parole, dit le Talmud, sont l’une et l’autre, « paroles du Dieu vivant ». J‘enlève le mot Dieu et je me retrouve dans cette vie double, contradictoire, refusant la réponse qui est parole de mort. (…) L’Arche, c’est-à-dire la Loi, n’a pas de lieu : elle n’a nulle part sa place. Toujours ailleurs. Il est interdit d‘enlever les barres qui permettraient de se poser, de se reposer, de prendre racine. »[2]

 

Dans les trois romans, tous inachevés, comme dans la totalité des récits et nouvelles, le mot Juif n’est jamais prononcé, remarque Marthe Robert. Sans doute est-il, pour cette raison même, une clé majeure : c’est son absence absolue qui fait signe.

A condition de ne pas tout lire à travers cette serrure unique.

« Je ne suis que littérature », écrit-il dans son Journal, ce qui – dans son esprit – exclue non seulement le mariage, mais toute sexualité (hormis, par intervalles, les prostituées).

Mais, en même temps, la loi juive, dont il est imprégné (tout en la repoussant) lui enjoint d’avoir femme et enfants.

De ce double bind naît la pensée Kafka, surgit la littérature.

 

Plongé dans ces profondeurs, ou hissé à ces hauteurs, on comprend encore plus mal pourquoi Lupa arrache tout à coup leurs vêtements à ses acteurs et leur fait danser un rock endiablé (encore une fois, comme Donnellan dans Pericles ! cela devient une mode ….).

Ou quelle mouche l’a piqué de multiplier les symboles christiques. Rêverait-il de convertir Kafka au catholicisme ?

 

Revenir au texte : telle devrait être la règle absolue qui s’imposerait plus que jamais aux metteurs en scène.

Et, bien sûr, aux éditeurs.

La collection de La Pleïade, chez Gallimard, en a bien pris conscience : l’édition de 1976 reprenait fidèlement le texte établi en 1925 par Max Brod, qui – comme c’était la norme à l’époque – gommait les passages les plus scabreux et « corrigeait » parfois le style de l’auteur. La traduction d’Alexandre Vialatte, qui avait eu le mérite, dès 1933, de révéler Le Procès au public français, avait – semble-t-il – beaucoup vieilli (mon ignorance de la langue allemande m’interdit d’en juger par moi-même).

Claude David, qui assumait la direction de cette première édition sous la belle couverture de cuir brune, présentait Kafka, dès la première phrase de son Introduction aux quatre volumes, comme « Un Juif de Prague, dégingandé et malingre, hanté par les fantasmes de l’impuissance, prompt à s’éprouver coupable et à s’infliger des châtiments imaginaires, doutant de son talent et de son droit à l’existence. »

Aussi déconcertant que cela puisse paraître aujourd’hui, cela reste l’unique référence à la judéité de l’auteur dans tout l’appareil critique du premier volume, consacré aux trois romans. Même la parabole du Mur de la Loi ne nous vaut pas l’ombre d’une référence à la Halakha, – la Loi juive.

 

Jean-Pierre Lefebvre, qui – en cet automne 2018 – assure à la fois la direction éditoriale et la traduction des deux premiers volumes (t.1 Romans, t.2 Récits et nouvelles) ne souffre évidemment plus de la même amnésie (ou faut-il plutôt parler d’allergie ?).

Il évoque « l’initiation redoublée de Kafka, durant toute cette période [1912-1915], depuis sa rencontre avec la troupe de théâtre yiddish, à la culture hassidique et au traitement par celle-ci des thèmes et motifs relatifs au tribunal divin et à ses juridictions ». Il rappelle l’influence qu’a pu avoir la lecture des contes et récits hassidiques publiés par Martin Buber, mais aussi – quelques jours avant la rédaction de la Parabole du Mur – d’un poème dramatique de Franz Werfel sur la mort de Moïse avant l’entrée en Terre promise qui aurait pu lui en inspirer l’idée.

Mieux encore : « la triste histoire de K. apparaît, écrit-il, comme un pamphlet subtil contre l’antisémitisme resserrant comme une strette les nombreux fils du roman qui vont dans ce sens (…) Rien ne dit certes expressément que Joseph K est juif. » Il l’est « en tant que personnage d’une fiction dans laquelle il ne l’est que pour les autres, qui comme lui ne le disent jamais explicitement, mais le font sentir par les allusions dont la traduction relève du code de l’antisémitisme. »

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Jean-Pierre Lefebvre, qui croit entendre dans l’œuvre « la mélodie du Talmud », en arrive ainsi à proposer une lecture presque exclusivement « juive » : reprenant les analyses de Michaël Löwy (qui fut – j’en suis fier – le président de mon jury de thèse[3]), il y voit l’influence du cercle amical des intellectuels juifs de Prague – « une culture du souffle libre », un « socialisme libertaire »[4].

J‘en arrive à me demander s’il n’en fait pas un peu trop ! Si, trop fidèle au tropisme kafkaïen, il ne se laisse pas envahir par un syndrome de la faute. S’il ne paie pas, à sa façon, l’étrange aveuglement de son prédécesseur en Pléiade …

 

Pour mieux entendre l’étrange musique de Franz Kafka, peut-être vaut-il mieux franchir la Seine, passer sur la Rive droite, pire encore : gravir une rue montueuse du XVIème arrondissement, peu réputé pour la vivacité de ses joutes métaphysiques.

Copernic, l’astronome polonais qui – le premier – mit le soleil (et non plus la Terre) au centre de notre univers, y donne son nom à cette rue  et à la synagogue où, depuis quelque vingt ans, je suis venu, avec une régularité un peu flottante, suivre l’enseignement du plus étonnant des rabbins : Marc-Alain Ouaknine, le seul sans doute à proclamer, dans un tel lieu, qu’un Juif n’est pas tenu de croire en Dieu ; que le mot Foi relève du vocabulaire chrétien, mais non de l’hébraïque.

Un lundi soir par mois, il se juche, toujours en retard, sur la haute tribune, méprisant la chaise où il se contente de reposer ses pieds ; il déballe d’une valise une trentaine de livres qu’il accumule en piles autour de lui ; il se bat avec le micro ; il parle pendant près de deux heures et demi sans aucune note. A onze heures du soir, il annonce traditionnellement à son auditoire, quelque peu épuisé : « Rassurez-vous, je vais bientôt aborder mon sujet ! »

 

J’ai quelque raison d’éprouver une certaine tendresse pour ce lieu où je devrais pourtant me sentir tellement étranger : moi, le Juif athée, le Juif impie, le Juif sans mémoire de kiddouch ou de seder, j’y ai été invité à parler de mon livre où je rends hommage aux trois Justes parmi les Nations, Georges et Eva Rouquet, Ginette Fournier-Rouquet, qui nous ont sauvé la vie, à mes parents et à moi-même[5].

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La date ce rendez-vous inattendu n’est pas innocente : nous sommes le 8 janvier 2015, à mi chemin entre deux massacres, celui de Charlie Hebdo la veille, celui de l’Hyper Casher de la Porte de Vincennes le lendemain.

 

 

Après des années de lectures talmudiques, Marc-Alain Ouaknine inaugure, en cet automne, un cycle sur Kafka et la Kabbale.

En guise de préambule, l’ancien élève de Levinas nous invite à oublier les lois de la logique aristotélicienne : au diable le principe de causalité, à la poubelle l’évidence de la non contradiction ! La logique nonchalante du rêve ouvrirait davantage à la perception de Kafka : les jeux de mots (en allemand, hélas !), les proximités de son ou d’écriture, les doubles sens …

Comme la Torah aux mains d’un kabbaliste, le texte écrit doit être lu autrement. « Dans un monde privé de sens, dépossédé de toute présence divine, nous dit Ouaknine, citant de mémoire Gershom Scholem, Kafka nous montre la trace d’une transcendance enfouie. »

 

 

[1] Chanson écrite par Albert Vidalie, musique de Louis Bessières, chantée par Serge Reggiani

[2] Jacques Frémontier, Le Nom et la Peau, Denoël, 2004

[3] Jacques Frémontier, L’Etoile rouge de David, Fayard, 2002

[4] Michael Löwy, Franz Kafka, Rêveur insoumis, Stock, 2004

[5] Jacques Frémontier, La Femme proscrite qui m’a sauvé la vie, éditions Le Bord de l’eau, 2014